Il est midi. Les premiers convives sont arrivés, Alain Passard enfile son tablier et ni une, ni deux, nous filons en cuisine, où l’effervescence règne déjà. Face au microphone, le chef nous répond en gardant un œil avisé sur le reste de sa cuisine.
Alain Passard
© Arnaud Dauphin Photographie

A vos débuts, quels plats trouvait-on à votre carte ?

Alain Passard A l’ouverture de l’Arpège, ma cuisine était centrée sur la rôtisserie. Le tissu animal était très présent : côtes de bœuf, quasi de veau, gigots d’agneau, volailles mijotaient de longues heures à basse température jusqu’à atteindre l’équation parfaite. J’appliquais ce que mes pairs (ndlr : Michel Kéréver, Gaston et Gérard Boyer, Alain Senderens) m’avaient appris, un peu comme une sorte de trilogie.

Aujourd’hui, votre cuisine est dédiée aux légumes… pourquoi ce revirement de situation ?

J’avais l’impression de ne pas pouvoir m’exprimer totalement, que quelque chose en moi n’était pas sorti. Si je n’avais pas été cuisinier, j’aurais adoré être peintre ou couturier. Lorsque j’ai eu cette rupture avec le tissu animal et que la porte des légumes s’est ouverte, ma créativité s’est décuplée. Chaque jour, j’ai le sentiment d’avoir un pinceau au bout des doigts. En jetant des légumes dans la casserole, j’ai l’impression de rajouter une petite touche de jaune, de mauve et de réaliser mon propre tableau.

En 2003, vous retirez définitivement la viande rouge de votre carte, était-ce un choix suite au scandale de la vache folle ?

Honnêtement non, mais on ne peut pas rester insensible. Le cuisinier est un homme d’émotion. A l’époque, on recevait du bœuf tous les jours sans vraiment savoir ce qu’on nous livrait, alors il y a des fois où il faut savoir prendre la bonne décision. Et puis, à côté de ça, j’avais une réelle passion pour le jeu des couleurs, ça a été le déclic.

Depuis le début du service, je vous vois aller en salle avec un plateau de légumes frais, que faites-vous avec ?

Cette méthode permet de montrer à nos convives que nos légumes sont frais. Ici, tout vient directement de la terre. Avec nos trois potagers, nous produisons chaque année 40 tonnes de légumes. Aujourd’hui dans votre assiette, vous ne trouverez pas la peau d’une tomate, la saveur d’une aubergine, le croquant d’un concombre… tout ça c’est en été. Cette notion de rendez-vous, de ne pas avoir touché une tomate pendant un an me rend d’autant plus heureux de la retrouver. Pendant ce temps, je conserve ma créativité et ma santé.

Quel est votre secret pour trouver les bonnes associations de légumes ?

J’ai confié ma créativité à la nature, c’est elle qui fait ma cuisine. Si tu joues avec ce que tu trouves dans ton jardin, ça marchera à coup sûr. En revanche si tu mets le printemps avec l’hiver dans la casserole, ça dérapera ! La meilleure manière d’éviter la catastrophe, c’est d’avoir un potager. Aujourd’hui, sur les marchés parisiens, on nous pousse à la faute, acheter des tomates en janvier c’est grotesque, une salade de tomate c’est fait pour se désaltérer en été sous 30°C.

Dans quelles mesures les étoiles ont-elles changées votre cuisine ?

Il est évident que le jour où l’on a trois étoiles, on se réveille différemment. Chaque nouvelle étoile est un booster qui te met en confiance et te permet d’aller encore plus loin. C’est une récompense, un cadeau du ciel.

Peut-on être un bon chef sans avoir de technique ?

La technique, c’est quoi ? Le fond de la casserole, l’école du feu, le travail de la main qui a besoin de progresser, le gommage du geste, plus généralement l’apprentissage. C’est en faisant des efforts que l’on apprend et que l’on s’éveille. La cuisine, ce n’est pas un thermostat qui bipe lorsque le plat est à bonne température.

Vous êtes un chef aguerri, certains chefs vous impressionnent-ils encore ?

Ils sont nombreux, Michel Guérard, Guy Savoy, Alain Ducasse. Ce sont des garçons travailleurs. Les jeunes mettent également la barre très haute : David Toutain, Flora Mikula, Pascal Barbot, Bertrand Grébaut, Sven Chartier réalisent une cuisine merveilleuse. Ils ont monté leur propre affaire et défendent leurs propres idées.

Vous êtes fier ?

Oui, ils sont un peu comme mes enfants, c’est moi qui les ai fait naître.

Alain Passard
© Arnaud Dauphin Photographie

Les gouts et les couleurs d’Alain Passard

Une qualité qui vous caractérise ?
La besogne

Un défaut ?
La gourmandise

Votre livre de chevet ?
Demain, de Guillaume Musso

Vos loisirs ?
La sculpture

Amateur d’art ?
Oui, Auguste Rodin

Un groupe de musique qui tourne en boucle ?
Lionel Belmondo, un saxophoniste

Un objet porte-bonheur ?
Mon saxo

L’incontournable de votre dressing ?
Mes Repetto blanches

Un autre métier que vous auriez aimé exercer ?
La couture

Un coup de gueule ?
Contre tous ces lobbies qui vous vendent tous les légumes toute l’année.

La première chose que vous faites le matin en vous levant ?
Je dis à ma femme Stéphanie et à mon fils Augustin que je les aime.

Le cadeau que vous rêviez que le père Noël vous apporte étant enfant ?
Un vélo

Le chocolatier chez qui vous irez acheter vos chocolats de Pâques ?
Patrick Roger