Grand chef d’aujourd’hui, Alexandre Mazzia se livre, avec pudeur et sans fard, comme il se « donne à manger » à ses invités, tant son ADN imprègne sa cuisine, celle qu’il élabore dans son établissement marseillais qu’une deuxième étoile Michelin vient à nouveau célébrer. Déjeuner chez A M par Alexandre Mazzia, c’est s’aventurer sur des sentiers inconnus, s’embarquer, sans quitter Marseille, pour un voyage des sens, s’enivrer de saveurs inédites, partir à la découverte d’un nouveau monde d’émotions gustatives. On n’en sort pas indemne.

D’où vous vient cette inventivité incroyable qui donne lieu à votre cuisine hors normes ?

J’ai la chance d’avoir beaucoup voyagé. J’ai passé mon enfance en Afrique, à Pointe Noire au Congo, jusqu’à mes 15 ans. Mes parents étaient expatriés. En rentrant, ça a été une rupture culturelle et sociale énorme pour l’adolescent que j’étais. Mes étés à l’Ile de Ré auprès de mon grand-père, pêcheur, ont sûrement influencé mes goûts, aussi. Ma grand-mère Hélène, de 99 ans aujourd’hui, tenait L’Ambiance à Rivedoux, le premier bistrot d’après-guerre de l’île. Mon autre grand-père était corse, émigré italien du Nord. Je suis fait de tout ça. Après, j’ai un parcours un peu différent des autres : école d’horticulture, Bac C, basket, puis la cuisine, des diplômes en pâtisserie, confiserie, chocolaterie, traiteur. Bref. Je ne me rends pas compte que je suis hors code, en fait ; je ne me suis encore pas mis à table chez moi. Mon ancien directeur de salle, Samuel Béatrix, l’a fait lui. Il faut que je prenne ce temps-là. Ce que j’aime, c’est la matière. M’identifier au produit pour le comprendre, le faire partager, d’une manière différente. Mais je ne cherche pas non plus à être différent. Ça se fait naturellement. Yu Shimatani et Hafid Groud, mes plus proches collaborateurs, l’ont bien compris. On est différents naturellement, dans nos façons d’être, de faire. Avant, je vivais mal ma façon d’être. Depuis que je suis chez moi, j’apprends tous les jours à comprendre qui je suis, dans le collectif aussi. J’apprends à savoir qui je suis en tant que cuisinier, quel message ou quelle émotion je veux faire passer dans ma cuisine.

Quelles émotions cherchez-vous à transmettre à vos convives ?

Je n’en ai aucune idée à l’avance. Il n’y a pas de menu, ici. Parfois, c’est simplement une structure qui va m’animer, me parler; ou quelque chose d’assez cinglant, de métallique ou de ferreux, une couleur ou indirectement quelque chose de pictural qui va rejaillir, comme ça. Mais, je n’explique pas forcément tout à tout le monde. Je laisse l’émotion, mon émotion se transmettre, peut-être. La créativité, c’est moi. Personne ne peut venir piquer ce qu’il y a dans ma tête. Je partage, je fais goûter à mes équipes, j’explique mes choix. Parfois, je vois dans leurs regards de grosses interrogations. Au début, ça les perturbait vraiment. Mais maintenant, ils comprennent le mode de fonctionnement. Toute l’équipe sait qu’à n’importe quel moment, ça peut changer, se modifier, évoluer. Le système de service aussi est spécial. Il n’est pas classique. On est dans une autre façon de faire. Et puis, je ne suis pas trop dans les plats « signature ». Ça ne m’amuse pas. Les choses que j’aime, je les garde, longtemps. Comme la framboise harissa ou ma biscotte végétale. Mais elle change au gré des saisons. Le fumé, le piment, la torréfaction, les épices, font partie de mon ADN. Ils font ce que je suis. Donc, ça, ça ne change pas.

Vous avez très vite reçu de nombreuses distinctions après l’ouverture d’A M en juin 2014. Le Gault et Millau vous a élu « Grand de demain », six mois après l’ouverture. Une première étoile au Michelin en 2015. Cuisinier de l’année 2019. Quand on vous annonce l’arrivée d’une deuxième étoile, on se dit quoi ?

On ne se dit rien. On est content. On est fier. On pense toujours à ce qu’on a fait avant, juste avant pour en arriver là. Moi, je pense toujours à ça. Après, je suis très heureux pour les équipes, pour tout le travail qu’on a fait. C’est incroyable. Une belle récompense. Quand je repense à la cérémonie, salle Gaveau, à Paris, en janvier dernier. Avoir 2 étoiles, c’est… Je ne réalise pas vraiment. Pourtant, j’ai été élu cuisinier de l’année. Déjà, ça, c’est pouhhh ! On ne mesure pas totalement les choses. Enfin, ici, on propose une histoire singulière mais tout en répondant à des critères de sélection qui sont drastiques : les meilleurs maraîchers, les meilleurs producteurs, la meilleure pêche. Et quand je dis les meilleurs, je veux dire des gens qui nous correspondent, des gens qui sont purs. On a vraiment des gens d’une pureté incroyable. Ce sont des orfèvres des légumes, du maraîchage; des pêcheurs qui pêchent à la main, à la palangre, qui sont soucieux de leur territoire. Et nous, notre restaurant est vraiment enraciné dans son territoire. Comme un arbre  dont les racines iraient chercher le meilleur autour d’elles pour grandir. Je pense que le Michelin est très sensible à cette posture.

Quand vous vous êtes installé à Marseille, vous trouviez que cette ville avait un énorme potentiel. Vous le revendiquez encore aujourd’hui, cinq ans après ?

Ici, c’est un territoire incroyable, une luminosité extraordinaire. Il y a tout à faire à Marseille. Après avoir fait le tour de monde avec un particulier pour lequel je cuisinais, j’ai travaillé au Corbusier, à Marseille. J’ai arrêté en novembre 2013. J’ai eu plein de propositions pour aller travailler à l’étranger. Mais, se retrouver dans un nouveau cycle de voyages … Ma femme m’a dit : on ne va pas repartir ? Alors, je me suis posé. Il fallait que je réfléchisse à ce que j’allais faire, que je trouve un lieu. J’ai ouvert le 17 juin 2014. Quand j’ai ouvert ici, on m’a demandé pourquoi j’ouvrais là. Pourquoi je ne marquais pas restaurant sur ma façade. C’est mon fils qui m’a ouvert les yeux. On avait trouvé un local vers le vieux port et Gabriel m’a dit : « papa, comment vas-tu expliquer ta cuisine aux clients ? » Il avait raison : comment expliquer ça à tous les chalands qui passeraient par là… Ça m’a amené à m’installer dans une rue plus en recul, au Prado. Un simple logo sur la devanture. Un site internet avec l’essentiel. « Pourquoi tu ne mets pas des photos, des vidéos, tous les articles ? », me disaient les gens. Pas les moyens, pas le temps, pas ma vocation. Et cette vidéo teaser qu’un ami a fait quasi à mon insu. Peut-être qu’on va changer, maintenant. Il faut vivre avec son temps.

Sur votre site internet, il y a cette photo avec votre fils, Gabriel, qui entoure son oeil de son doigt ? Un petit geste que l’on retrouve dans la vidéo de lancement du restaurant. C’est intrigant, ça signifie quoi ?

C’est un geste de complicité, entre Gabriel, mon fils de 10 ans, et moi. Un jour, il m’a demandé : « Comment tu m’aimes, papa ? » Je ne peux pas mesurer l’amour que j’ai pour toi, je lui ai répondu. Il est fort, il est grand. « Mais grand comment ? » Et comme nous regardions les étoiles et la lune, je lui ai dit : je t’aime grand comme jusqu’à la lune et plus loin encore. Et pour bien voir la lune, il a ajusté ses doigts autour de son oeil, comme une longue vue. C’est resté un code entre nous. Et Nicolas a repris ça, dans sa vidéo, avec des amis, des chefs, mon électricien. Ça m’a beaucoup touché car en plus c’était la surprise totale, ce teaser.

Vous semblez vivre une belle aventure personnelle et collective à Marseille ?

Vous savez, quand on a ouvert ici, tout le monde a joué le jeu. Ça a été fantastique. Tous les artisans qui m’entourent sont des amis. Les maraîchers, les producteurs m’ont aidé au début pour ouvrir mon restaurant. Ce sont des gens que je connais depuis plus de 10 ans. S’ils n’avaient pas été là, au début, on n’y serait pas arrivés. Quand on a commencé, on était trois. Il y a eu beaucoup de bienveillance autour de nous. Chaque année, on a eu des récompenses. Le Gault et Millau. Et puis là, la deuxième étoile. Il faut qu’on arrive à en profiter un peu. C’est un truc, ça t’arrive le mardi et le jeudi, tu es à nouveau dedans. On t’appelle pour te féliciter, et toi, t’es en train de nettoyer le trottoir. C’est la vie. On fait tout, ici. Sur le plan personnel, je suis gâté aussi. J’ai la chance que mon fils vienne déjeuner tous les midis. Son école est à deux pas du restaurant. Et Anne, ma femme, l’amour de ma vie, nous a donné notre petite Juliette qui a 20 mois.