
© Anthony Florio
Depuis la crise de la vache folle, les scandales sur la viande de bœuf n’ont cessé de se multiplier. Résultat, le prix du kilo/carcasse fluctue au même titre que l’appétit des Français qui préfèrent conter fleurette au maraîcher. Et si finalement, manger du bœuf participait de la préservation des prairies ? Les écolos nous auraient-ils roulés dans la farine ? Pour s’en rendre compte, c’est au cœur du massif de l’Aubrac que nous nous rendons à la rencontre de l’un des 478 éleveurs de bœuf fermier de l’Aubrac label Rouge. Sur les hauteurs de Saint-Côme-d’Olt, voici déjà trois générations que l’on fait naître, élève et engraisse la vache sacrée. Dans l’étable traditionnelle, achetée par son grand-père en 39, Christian Bonal continue de valoriser cette race rustique qui, dans les années 70, a bien failli rentrer les cornes face à l’avènement d’une agriculture intensive. Qu’à cela ne tienne, la race fermière Aubrac a enregistré une progression de + 16,4 %, soit un cheptel de près de 1 693 animaux labellisés* l’année dernière. Mais alors, quelle est la recette de ce succès inattendu ?

© Christian Bonal est l’un des 478 éleveurs de boeuf fermier de l’Aubrac label Rouge. [Anthony Florio]
Une race qui se mérite
Pour Sébastien Bras, chef du restaurant Le Suquet***, une partie de la réponse se trouverait tout simplement autour de nous : « le fait que les bêtes passent sept mois en pâture à se nourrir d’un mélange de plantes et d’herbes leur apporte un parfum incomparable ». Plus ferme que les autres, le chef défend une viande de caractère qui se mérite. Pour percevoir sa jutosité, il faut un bon couteau et une bonne mâche. « Pour moi, la qualité majeure d’un bon bœuf de l’Aubrac n’est pas sa tendreté mais son goût. » Au restaurant, pas de menu sans bœuf. Impossible selon le maître des lieux. Dans les prairies, les vaches font un effet bœuf aux touristes de passage. « On aimerait changer un peu mais on s’est aperçu que les clients ne pouvaient pas s’en passer. On n’a jamais fait autant d’assiettes qu’à l’époque de la vache folle. En voyant les animaux dans les champs, ils n’imaginaient pas qu’ils soient malades ». Pour Christian Bonal, notre éleveur, la recette du succès ne se compte pas. Avec une dizaine de vaches bouchères par an, il privilégie une agriculture extensive, « on veut des animaux qui partent à l’extérieur, qui valorisent la flore environnante et qui soient dans leur milieu naturel le plus simplement possible. On essaie de défendre des animaux qui ont un vécu. »
Trêve hivernale
Depuis le 2 janvier dernier, dans l’étable, ce sont plusieurs générations qui vivent ensemble. Rosalie ou encore Hortense, dont la moyenne d’âge oscille aux alentours de huit ans, côtoient les petites dernières, Isère, Irlande et Ironie nées en janvier, comme quarante-six autres veaux. à l’intérieur de l’étable, les quatre-vingt-trois vaches n’ont pas le temps de s’ennuyer. Après neuf mois de gestation, c’est le moment des vêlages. De jour comme de nuit, il faut être prêt pour accueillir les nouveau-nés. « La particularité du bœuf fermier, c’est que nous prenons soin de lui, de sa naissance jusqu’à sa mort. » Parmi les nouveaux venus, seulement vingt pour cent renouvelleront le cheptel. Les mâles, eux partiront à l’export ou viendront compléter la liste des taureaux reproducteurs. Enfin, dix pour cent seront des génisses vendues sous l’IGP Fleur d’Aubrac – née d’une mère Aubrac et d’un père Charolais -.

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Jour un
Dès les premières heures, l’instinct maternel du mammifère est là. Le veau est nettoyé par sa maman et tétera deux fois par jour le lait, qui servait à l’époque à produire les premiers fromages de Laguiole. « Il y a un lien familial très fort qui se crée dès la naissance jusqu’au sevrage, neuf mois plus tard. Les vaches Aubrac sont très protectrices. Elles ont des cornes et savent s’en servir. » Gourmands, les petits veaux raffolent des feuilles de frêne, un mets régional qui développe leur estomac. Quant à l’argile, il tapisse leur intestin, ce qui permet une meilleure protection face aux maladies. Si à l’époque des anciens, la vache d’Aubrac s’adaptait au foin qu’il y avait dans les granges, chez notre éleveur, ce sont entre dix et quinze kilos de fourrage qui sont distribués chaque jour. Long et grossier, plus ou moins feuillu ou fleuri, jusqu’à trois variétés de foin sont mélangées.
Le bonheur est dans le pré
Courant avril, les étables se vident et signent le début de la transhumance. Le jour de la Saint-Urbain, le troupeau rejoint les montagnes situées à plus de 800 mètres d’altitude. Une étape obligatoire lorsque les étables sont installées à hauteur inférieure. Le cycle de la vie reprend son cours. Les vaches se méfient des prédateurs, tendent une joue aux curieux, ruminent les bancs de cistre et préparent leur descendance pour une nouvelle saison passée à la ferme. « On arrive à faire de la viande avec un peu d’eau qui nous tombe du ciel, de l’herbe qui pousse naturellement et une vache qui la transforme. »
Bien manger pour bien grossir
Aux premiers signes de fatigue, les vaches laisseront leur place à de plus jeunes. Saillie tardive ou ratée, absence de lait les conduiront à l’engraissement. « C’est l’éleveur qui décide lorsque la carrière d’une vache s’arrête ». En l’espace de quatre mois, elles mangeront sans compter pour atteindre entre 600 et 700 kg. En premier, c’est le muscle qui se développera avec l’apport de foin, puis les céréales façonneront le persillé. Ici, pas d’ensilage, maïs doux, tomates ou pommes fermentées. Triticales, blé, orge, épeautre, proviennent des cinq hectares de champs céréaliers de l’exploitation. « 70 % de l’alimentation a l’obligation d’être produite sur place ».
Trois francs six sous
à 4,78 € le kilo/carcasse – soit une moyenne de 1 900 € par vache, l’élevage extensif n’est pas cher payé. Face à la traditionnelle Charolaise, seuls 0,96 €** les séparent. « Le problème aujourd’hui, c’est que l’on vend nos bêtes le même prix que mon grand-père à l’époque. Imaginez que vous ayez un Smic des années 80, on ne serait plus aux 35 heures. » Malgré un regain de la race ces dernières années, les producteurs ne sont pas sûrs de pouvoir passer la main à la prochaine génération. « Pour s’installer, mon père a doublé le nombre de vaches. Pour établir un fils, il faudrait en remettre quarante ! » S’il sait que ses revendications auront peine à être entendues, Christian Bonal compte bien continuer à faire ce qu’il fait de mieux, bichonner ses vaches sacrées.

© Anthony Florio