Entre ciel et terre, le « S » de Sébastien résonne comme jamais. Biberonné à la grande gastronomie, l’enfant de la balle s’est fait un prénom. à travers sa cuisine végétale aux accents pastoraux, il nous sert l’Aubrac sur un plateau.
Sébastien Bras
© Anthony Florio

Nous sommes en l’an 2016 après Jésus-Christ. Toutes les montagnes de l’Aubrac ont été désertées par les autochtones… Toutes ? Non ! Un petit village d’irréductibles Aubracais résiste encore et toujours à l’envahisseur. à 1200 mètres d’altitude, entre ciel et terre, une forteresse résiste contre vents et marées. Ou devrais-je plutôt dire contre déluges de pluie et avalanches de neige ! Voilà une bonne demi-heure que les lacets défilent sous les roues humides de la voiture. à chaque kilomètre, un voile brumeux se rapproche de notre pare-brise. Il devient de plus en plus dense. à la veille du printemps, l’Aubrac dort encore. Pudique, elle ne se divulgue pas au premier convoi de touristes venus pour immortaliser les joyaux d’une nature verdoyante. Qu’à cela ne tienne, on l’aura compris, ici la nature ne se dévoile pas sur commande !

Après cinq heures trente de trajet, nous y voilà, perdus entre la Lozère, le Cantal et l’Aveyron. Idéal pour entreprendre une retraite spirituelle sur soi-même, ce plateau de 2500 m2 attire aussi bien les amateurs de raquettes et de ski de fond l’hiver, que de randonnées et de VTT l’été. Parmi ces adeptes, il y en a un qui a la chance d’en profiter toute l’année. Depuis son plus jeune âge, Sébastien Bras a su faire des contreforts de Laguiole son terrain de jeu. Taillé comme un marathonien, ce grand gaillard de quarante-quatre ans a fait de la cuisine son sport de haut niveau. En 2009, son père Michel lui passe le témoin. Depuis, le jeune garçon s’est fait un prénom. Bienvenue au Suquet, la maison des Bras.

« Je ne peux pas renier ce patrimoine familial sinon je ne serais plus moi »

 

Ma terre, mon sang
Quitter l’Aubrac pour échapper à son destin familial, cela ne lui a jamais effleuré l’esprit. S’installer à Paris pour nous épargner ce voyage en terre inconnue, très peu pour lui. Plus heureux et épanoui que jamais, il se dit fier de son héritage : « si je suis là aujourd’hui, c’est que l’on m’a inculqué des valeurs. Je ne peux pas renier ce patrimoine familial sinon je ne serais plus moi », se confie-t-il.  Jamais très loin, le patriarche garde un œil sur sa progéniture. Si depuis quelques années, les rôles sont redéfinis, dans cette famille pas comme les autres, la cuisine se récite comme une véritable profession de foi. De « mémé Bras » à Sébastien en passant par Michel, on se transmet la BRASattitude. Loin d’être inscrite dans les livres, cette recette repose sur l’envie de bien faire, de faire plaisir, d’échanger, de transmettre, de se projeter au-delà des montagnes sans dériver devant la première tempête rencontrée.

Semi-enterrées, les chambres de la maison Bras appellent les burons, ces anciennes cabanes de bergers où ils passaient la nuit et affinaient leur fromage.
Semi-enterrées, les chambres de la maison Bras appellent les burons, ces anciennes cabanes de bergers où ils passaient la nuit et affinaient leur fromage.
© Anthony Florio
Sur le plateau de l’Aubrac, la nature dessine les traits d’une véritable œuvre d’art.
Sur le plateau de l’Aubrac, la nature dessine les traits d’une véritable œuvre d’art.
© Anthony Florio

Un destin scellé
Pour Sébastien, les souvenirs de cette grand-mère bien décidée à redonner un second souffle à son village – après l’exil urbain d’une grande partie des Laguiolais – sont nombreux, à commencer par la pascade du matin, cette grosse crêpe bien gonflée arrosée de peau de lait. « J’adorais le contraste de cette pâte bien chaude et croustillante avec cette peau de lait froide qui avait été conservée après la traite de la veille. » Chez Lou Mazuc, l’épaule d’agneau mijotait le temps qu’il fallait et l’aligot tournait au rythme des fêtes locales. Douze ans après son ouverture, ce sera son fils Michel Bras qui reprendra l’auberge avec sa femme Ginette. Ensemble, ils vont concocter une cuisine plus jeune, plus contemporaine qui va transformer cette table de passage en un véritable rendez-vous gastronomique. Photographie de sa terre natale, de ses souvenirs d’enfance et de ses paysages, sa cuisine respire les pâtures, les chemins sinueux et le climat capricieux de l’Aubrac. De cet environnement naîtra le gargouillou de jeunes légumes qui, au fil des saisons, n’a pas pris une ride. A l’opposé d’une nature morte figée dans le temps, cette composition est toujours en fleur. Capucines, cébettes, mourons des oiseaux, radis rose, salsifis… ils peuvent être plus de quatre-vingts racines, herbes, feuilles et autres légumes à se chevaucher dans ce potager éphémère arrosé d’un lait de poule et d’un jus de jambon. Pour Sébastien, ce plat-là aussi a le goût de l’enfance. « à l’époque des premiers gargouillous, ils en faisaient trois par mois. à chaque fois qu’il y en avait un, c’était moi qui étais chargé d’aller piocher dans les bacs où se trouvaient les végétaux. » Trente-six ans plus tard, le gargouillou est toujours au menu et il n’est pas près de le quitter. « J’ai souvent évoqué ce plat avec le chef Michel Troisgros en faisant le lien avec le saumon à l’oseille de son père. Il m’a alors confié qu’il s’était senti cuisinier le jour où il l’avait retiré de sa carte. Pour ma part, je n’ai pas souhaité l’enlever car c’est à la fois l’essence de la maison mais aussi du moment. à savoir que ce plat-là n’est jamais deux fois le même. » Envie d’être véritablement au cœur de la nature qui façonne sa cuisine, Michel Bras décide de prendre de la hauteur. à quarante-six ans, il installe son vaisseau amiral sur l’une des collines du plateau de l’Aubrac avec toujours, en ligne de mire, le clocher de l’église laguiolaise. Pour ce nouveau projet, ce ne sont pas moins de dix-huit millions de francs qui sont investis et une promesse : celle d’une collaboration en duo, avec son fils.

Entièrement vitré, le Suquet offre un point de vue sur l’extérieur, à 180°. 
© Anthony Florio
Nous pensions y trouver le soleil, mais c’est sous une pluie battante que nous découvrons les lieux. Pudique, l’Aubrac ne livre pas sa belle robe verte même face à nos objectifs bien affûtés. De quoi nous rhabiller pour l’hiver !
Nous pensions y trouver le soleil, mais c’est sous une pluie battante que nous découvrons les lieux. Pudique, l’Aubrac ne livre pas sa belle robe verte même face à nos objectifs bien affûtés. De quoi nous rhabiller pour l’hiver !
© Anthony Florio

Tour de France
A vingt et un ans, Sébastien anticipe petit à petit sa prise de relais. Après un baccalauréat général, c’est à l’Institut Paul Bocuse à Lyon qu’il commence à rouler sa bosse. Durant trois ans, il enchaînera les stages et les expériences dans de belles maisons à commencer par celle de Pierre Gagnaire à Saint-Étienne. « J’ai été subjugué par son instinct de créateur que je n’ai jamais retrouvé ailleurs. Cette capacité à créer un univers unique tout en générant une énergie positive, j’ai trouvé ça extraordinaire. » L’aventure se poursuit ensuite à Lyon chez la famille Bernachon. « Tous les sens sont mis en ébullition lorsque l’on rentre dans un lieu pareil. Les grands sacs de cacao, la torréfaction, le conchage, les parfums, c’était un peu Charlie et la chocolaterie. » Chocolatiers de père en fils, cette expérience fait écho à sa propre histoire, celle de la transmission. Autre région, autre ambiance, chez Michel Guérard à Eugénie-les-Bains (Landes). Ici, le jeune homme sort de la cuisine. Un an avant l’ouverture du Suquet, il rajoute à ses bagages plusieurs compétences en salle et en réception. Cette courte escapade lui permettra de voir ce qu’il se passe ailleurs avant d’être rapidement rappelé par son aïeul : « On avait peur qu’il soit mal influencé, alors il n’est pas parti longtemps », nous confie Michel Bras d’un air amusé.

Sébastien Bras
Sébastien Bras
© Anthony Florio
Sébastien Bras en cuisine
Sébastien Bras en cuisine
© Anthony Florio

La cuisine des « petits riens »
Quatre ans avant l’obtention de la troisième étoile, Sébastien rejoint son père. En cuisine, le binôme est complémentaire. Vif, fougueux et créatif, Michel sait ce qu’il veut. Véritable boîte à idées, il en a toujours une sous sa toque. Calme, serein et réfléchi, Sébastien observe, analyse et expérimente jusqu’à la bonne combinaison. Aussi différents soient-ils, les deux hommes ont la même vision de la cuisine, « nous sommes dans la même lignée, celle de l’épure et du bon mais certainement pas du bling-bling», précise Michel Bras. Une chose est sûre, pas la peine de parcourir cinq cents kilomètres pour trouver de la feuille d’or à gogo et des couverts en argent, lustrés et remplacés à chaque nouveau plat servi. « Notre cuisine est tout sauf noble. Rôtir une langoustine et disposer une cuillère de caviar dessus, c’est trop facile. Sorti du fromage, de la pomme de terre et du cochon, on n’a pas grand-chose. Il faut donc se creuser un peu les méninges pour imaginer des plats qui puissent avoir un intérêt gastronomique réel. » Sébastien ose et n’a pas peur de mettre à sa carte des produits populaires issus de son terroir paysan. Pain, tomme, peau de lait, endives, lentilles font partie de cette cuisine qu’il qualifie « des petits riens ». Rien ne se perd, tout se récupère. Le lactosérum, ce petit lait qui est habituellement réacheminé vers l’industrie alimentaire, est ici transformé en un beurre qui servira à poêler une gigue de chevreuil accompagnée de légumes racines, de pommes Akane de pruine et de cannelle de Magellan à l’automne. Les épluchures de légumes seront quant à elles rassemblées pour faire du compost qui un an plus tard, nourrira le potager familial. Quant aux cartilages et autres os de mammifères, ils font le bonheur de Flocon, le gardien des lieux à quatre pattes.

Notre cuisine est tout sauf noble
Sébastien Bras
Restaurant Le Suquet
Restaurant Le Suquet
Maison Bras
Maison Bras
© JL Berllurget
Maison Bras
Maison Bras
© JL Berllurget
Maison Bras
Maison Bras
© JL Berllurget

Deux hommes, une philosophie
Plus qu’une technique sans faille, un dressage tiré à quatre épingles et un équilibre parfait, la BRASattitude ne s’analyse pas. « Je dis souvent à nos cuisiniers, si vous venez chercher des recettes, je vous les donne et vous pouvez repartir. J’espère qu’ils viennent jusqu’ici pour chercher plus que ça, l’expression d’une histoire, d’un territoire. » à contre-courant d’une société en perpétuel changement, la BRASattitude ne se consomme pas, elle se transmet. Année après année, le pichounet semble s’être fait un prénom. Désormais les rôles sont inversés. à la barre, c’est Sébastien qui est chargé de mener le bateau à bon port. Entre tempêtes et raz-de-marée, l’élève dépassera-t-il le maître ? à vous de juger.