Au-delà des normes, Alexandre Gauthier saisit la gastronomie à contrepied. Véritable artiste du goût, le gamin de Montreuil-sur-Mer prend des risques et bouscule les codes.

Tandis que le mercure est en passe de battre des records dans le reste de la France, notre thermomètre ne s’aventure pas au-delà des seize degrés. Au pied des contrées marécageuses de la Canche, les villas secondaires prisées par les Parisiens en quête de dépaysement ont laissé la place aux routes sinueuses et aux paysages sauvages localisés en contrebas de la citadelle montreuilloise, théâtre des aventures de Jean Valjean dit « M. Madeleine » dans le célèbre roman de Victor Hugo. À notre arrivée, d’anciennes longères blanches – datant de plus de 350 ans -nous agrippent le regard. À l’intérieur, le contraste est saisissant. Boiseries rustiques, carrelage défraîchi, murs bancals et tapisserie vintage témoignent d’une époque révolue, celle d’une ancienne maison de passeur tantôt transformée en bistrot, en maison de joie et en auberge avant d’être reprise onze jours avant la naissance de notre hôte par son aïeul, Roland Gauthier. Maison gorgée d’histoire, La Grenouillère continue de l’écrire sous la plume d’un esthète qui compose sans indécence une cuisine à contresens. Allergique aux cérémonials prétentieux – pour ne pas dire présomptueux – Alexandre Gauthier bouscule les codes et tant pis si ça déplaît ! L’enfant du pays devenu icône de la gastronomie donne le ton : renversante et perturbante, une chose est sûre, la cuisine du trentenaire ne vous laissera pas de marbre. Bienvenue à La Grenouillère.

Alexandre Gauthier dans les cuisine de La Grenouillère
© Arnaud Dauphin Photographie

ÉLECTRON LIBRE

Si Escoffier est le père de la gastronomie française, Alexandre ne se revendique pas forcément comme l’un de ses rejetons. « Je suis partisan d’une cuisine de souche et de racine française libérée de ses apriori et de ses certitudes. » Chez lui, les grenouilles sont cuisinées de mille et une façons : grillées, fumées ou encore meunières ; les girolles sont servies avec une peau de lait, le canard remplace le bœuf dans un tartare au basilic et à l’armagnac, la pomme de terre se présente râpée en dessert, sur une fraise cuisinée comme un ketchup. Autant de mets qui rassemblent les amateurs de modernité et qui divisent les défenseurs de la gastronomie cocorico-tradi. Pour affirmer cette identité, le Montreuillois de 36 ans a entrepris sa propre psychanalyse. « Lors de ma première année à La Grenouillère, j’ai composé ma carte en combinant le savoir-faire de mon père et ce que j’avais appris dans les grandes maisons. Rapidement, je me suis rendu compte que j’arrivais à court d’idées. C’était le serpent qui se mordait la queue. De là, j’ai fait table rase, j’ai appris à désapprendre, ma cuisine est désormais sans limites ». Avant qu’Omnivore ne confirme la réussite de son changement de cap en 2005, le jeune chef devra d’abord convaincre l’ancien maître des lieux, son père, Roland Gauthier. Après vingt-trois années passées derrière les fourneaux et une étoile au compteur – perdue quelques mois avant le retour de son fi ls -, Roland Gauthier doit trouver une solution pour remonter la pente. Alors en poste à la Pinède de Saint-Tropez, Alexandre Gauthier rentre au bercail, un peu trop tôt peut-être. « Sur le moment, ce n’était pas du tout ce que j’avais prévu, j’avais encore envie de voyager et de connaître d’autres styles de cuisines. » Pendant deux ans, Alexandre Gauthier garde la tête dans le guidon pour redresser la maison qui l’a vu naître. Des équipes aux fournisseurs en passant par la cuisine, La Grenouillère se métamorphose. Roland abandonne la veste de cuisinier pour la chemise de maître d’hôtel tandis qu’Alexandre troque les turbots pour des coquillages de la baie aux fruits exotiques, et les crêpes Suzette pour une bulle d’oseille et de menthe glacée, parfums des marais dans lesquels il a grandi.

JE VOULAIS ÊTRE GUIDE DE HAUTE-MONTAGNE MAIS JE ME SUIS VITE APERÇU QU’EN ÉTANT MONTREUILLOIS, ÇA RISQUAIT D’ÊTRE COMPLIQUÉ.
Alexandre Gauthier
Alexandre Gauthier dans les cuisine de La Grenouillère
Alexandre Gauthier dans les cuisine de La Grenouillère
© Arnaud Dauphin Photographie
Alexandre Gauthier dans les cuisine de La Grenouillère
Alexandre Gauthier dans les cuisine de La Grenouillère
© Arnaud Dauphin Photographie
Alexandre Gauthier dans les cuisine de La Grenouillère
Alexandre Gauthier dans les cuisine de La Grenouillère
© Arnaud Dauphin Photographie
Alexandre Gauthier
Alexandre Gauthier
© Arnaud Dauphin Photographie
La salle de La Grenouillère
La salle de La Grenouillère
© Arnaud Dauphin Photographie
La salle de La Grenouillère
La salle de La Grenouillère
© Arnaud Dauphin Photographie

LOUP SOLITAIRE

Fils de parents restaurateurs, Alexandre Gauthier a la cuisine dans le sang : « Enfant, je voulais faire le même métier que mon père ». Si le jeune garçon a la chance d’aiguiser son palais aux bonnes choses, ce n’est pas au sein de la cuisine familiale qu’il fera ses premiers pas derrière les fourneaux. « La cuisine était un lieu réservé aux adultes dans lequel des professionnels travaillaient, où le sol glissait, et des couteaux et des casseroles d’eau bouillante circulaient ». Initié au scoutisme dès le plus jeune âge, c’est à travers l’art de la débrouille qu’il réalise ses premiers plats. « Faire tenir une casserole d’eau bouillante sur un feu de bois, ne pas oublier d’assaisonner, réussir à cuire les pâtes al dente et les égoutter sans se brûler les doigts, ce n’est pas si simple de manger chez les scouts ». De cette expérience de trappeur, le chef garde de nombreux souvenirs, à commencer par l’esprit d’équipe, la camaraderie mais aussi la découverte des paysages qui l’entourent, qu’il apprendra à maîtriser pour en faire un lieu de vie et non simplement de survie. Habitué à être livré à lui-même, le jeune Alexandre comprend très vite que le métier de ses parents ne laisse que peu de place aux plaisirs d’une vie insouciante. Après leur divorce, il délaisse la cuisine pour les explorations. Jean-Baptiste Charcot, qui part à la découverte de l’Atlantique, ou encore le romancier Jack London avec son ouvrage Croc Blanc lui communiqueront leur passion pour la montagne. « J’ai eu ma période où je voulais être guide de haute-montagne mais je me suis vite aperçu qu’en étant montreuillois, ça risquait d’être compliqué ». Intrigué par les lieux de méditation, l’adolescent évoquera également la possibilité d’entreprendre une carrière ecclésiastique, vite abandonnée. « À 16 ans, ma décision est prise. Je décide que je deviendrai cuisinier et par-delà, j‘accepte en même temps les conséquences de ce métier ». Reçu à l’école hôtelière du Touquet puis de La Rochelle, les années d’apprentissage s’enchaînent et les belles maisons se succèdent, sans révélation. S’il y apprend les savoir-faire rudimentaires, la transmission s’arrête à des gestes répétitifs combinés à un climat rigide, quasi militaire. « J’ai appris dans ces maisons-là ce que je ne voulais pas devenir. Je ne dis pas que ce sont des gens mauvais, j’ai beaucoup de respect pour ces professionnels, mais je ne conçois pas mon métier de la même manière qu’eux, ou comme mon père, qui a vécu à la merci des critiques gastronomiques, du client roi ou d’un client qui vient détruire sans état d’âme les fondations d’une maison château que l’on a construite pour vivre, échanger et partager ». Chronophage, la cuisine est une passion qui ne laisse de place à rien d’autre. Si elle se transforme en labeur ou amertume, c’est fi ni. Pour être heureux, Alexandre Gauthier a su trouver sa voie, celle d’une cuisine singulière qui évolue au gré de ses envies et de son époque. Pour lui, le temps est un arbitre impitoyable. Fil rouge d’une carrière, il est au même titre capable de construire mais aussi fidèle à la citation de Saint Augustin, le cuisinier nous livre l’une des clés de son succès, « Il vaut mieux se perdre dans la passion que de perdre sa passion ».

JE SUIS PARTISAN D’UNE CUISINE DE SOUCHE ET DE RACINE FRANÇAISE LIBÉRÉE DE SES A-PRIORI ET DE SES CERTITUDES.
Alexandre Gauthier
La salle de La Grenouillère
La salle de La Grenouillère
© Arnaud Dauphin Photographie
La Grenouillère
La Grenouillère
© Arnaud Dauphin Photographie
La Grenouillère
La Grenouillère
© Arnaud Dauphin Photographie

À CONTREPIED

Non formaté, Alexandre Gauthier puise sa singularité dans l’art contemporain qu’il aime admirer sans préjugés. À la fois cuisinier précurseur et artiste incompris, il nous livre une approche ludique, créative et sans contrainte, dans laquelle la seule vérité se distingue à l’œil et se confirme au goût. Pas plus épaisse qu’un papier bible, délicatement froissée, comme usée par le temps, raturée et tamponnée, la carte de La Grenouillère fait un pied de nez aux menus stériles, parfois sans vie de la grande gastrocratie. À la première lecture, les intitulés sont directs, presque abrupts. On ne tergiverse pas. À la seconde lecture, on se laisse emporter par les trois petits points qui nous promettent quelques surprises à la clé. En cuisine, le marathon du soir commence. Le restaurant affiche complet. Tandis que certains clients font la fi ne bouche, d’autres se laissent guider. Dès le début du repas, le ton est donné avec une succession d’amuse-bouches à picorer avec les doigts : œuf de caille mollet en velours de laitue de mer, tartine de mousse de lichen et cube de beurre aux algues viennent chatouiller nos sens. Que l’on aime ou pas, la question n’est pas là. On déguste, on découvre, on analyse, on dissèque chaque texture susceptible de nous apporter une émotion visuelle, gustative, olfactive, ou encore tactile. De ce dîner, je retiens le blanc d’œuf en trompe-l’œil façon guimauve relevé par cette vinaigrette d’entrailles de poissons, presque virile, mais aussi la fraîcheur d’une crème de petits pois / cabillaud qui apporte de la douceur à un pesto de roquette des dunes qui frise l’amertume. Je n’oublie pas non plus la seiche rôtie au charbon de bois, le whisky, les oignons grillés et les brocolis crus, la raviole jaune anchois et citron confit, les gnocchis – ultra moelleux -fourrés aux câpres, l’herbe de tanaisie et le boyau – pour les amateurs de sensations fortes -, ou encore les cuisses de grenouilles – servies à gogo – qui viennent compléter ce ballet de recettes mené sans c(r)oac. Enfin, côté sucré, on pioche dans les marais pour donner du peps à la fraise grâce à la pimprenelle, pour apporter de l’acidité à la vanille avec la rhubarbe ou encore pour revisiter un classique de la pâtisserie française, le baba. Élaboré avec plus de sept plantes chlorophylles différentes, il représente la meilleure photo gustative de l’endroit, comme une signature qui garantit l’authenticité d’une œuvre unique en son genre. Cuisinier visionnaire – un brin révolutionnaire -, Alexandre Gauthier donne une nouvelle lecture de la gastronomie qui n’est pas prête à nous livrer tous ses mystères. De quoi faire perdurer encore longtemps la magie de La Grenouillère.

Toutes l'équipe de La Grenouillère
© Arnaud Dauphin Photographie