Le chef de la Maison Lameloise est aussi pudique que talentueux. Distingué par toutes les récompenses ou presque, Éric Pras exprime toute la complexité de sa personnalité et la richesse de son parcours à travers une cuisine très technique, à la fois moderne et rassurante. Un exercice en équilibre qu’il réalise avec brio derrière les pianos d’une table centenaire dont l’héritage nourrit l’histoire de la gastronomie bourguignonne.
Guillaume Barengo, chef de cuisine et bras droit d'Éric Pras
Guillaume Barengo, chef de cuisine et bras droit d'Éric Pras
© Christophe Fouquin

La Maison Lameloise est à la fois un monument et une merveille du paysage culinaire français et international. Créée en 1921, dans un ancien relais de Poste du XVe siècle, par la famille du même nom, elle débute son parcours d’étoilée en 1926 et fait ainsi partie des premiers et plus anciens restaurants distingués par le guide Michelin.
Trois générations de chefs Lameloise se sont succédées, Pierre, Jean puis Jacques. De père en fils, chacun a apporté sa pierre à l’édifice, faisant gravir les échelons à une table devenue, grâce à eux, mythique. Alors, lorsque Jacques Lameloise appelle Éric Pras à ses côtés en 2008, le chef MOF sait que le défi est de taille. Celui qui s’apprêtait à quitter les cuisines de Régis Marcon pour partir à l’étranger, opère un revirement complet en déposant ses valises, le jour de son anniversaire, à Chagny près de Roanne, sa ville natale.

La boucle est bouclée ? Pas tout à fait, puisqu’en 2009, Jacques Lameloise décide de se retirer définitivement. Il confie sa cuisine tant aimée au chef Éric Pras qui s’associe au Maître de Maison Frédéric Lamy, diplômé de la célèbre École hôtelière de Lausanne, passé chez Paul Bocuse et membre de la famille Lameloise. Un duo complémentaire avec une admiration mutuelle et une vision commune : faire perdurer cette Maison séculaire dont la gestion et la réussite sont intimement liées à l’humain.

"MES RECETTES REFLÈTENT CE QUE JE SUIS AVEC DES GOÛTS FRANCS MAIS PAS TROP FORTS."
Éric Pras

UNE HISTOIRE DE TRANSMISSION

À l’écouter, tout est transmission et partage.
S’il n’est pas issu d’une famille de cuisiniers, Éric Pras le sait : le temps passé dans la ferme de ses grands-parents agriculteurs à manger des produits qu’il a vu sortir de terre n’est pas étranger à sa vocation ; ni celui passé auprès de sa mère qui aimait mitonner des plats familiaux en feuilletant des ouvrages de cuisine. À 15 ans, il commence son apprentissage : « Je prenais le train et tous les jours je passais devant la Maison Troigros qui était face à la gare.
Je rêvais d’y travailler, mais je pensais que je n’y arriverais jamais. ». Et pourtant, deux ans plus tard, il y poursuit sa formation. Des mots qui révèlent déjà une partie de la personnalité du chef : un travailleur de l’ombre acharné, génie de la cuisine qui semble s’ignorer. Dès lors, il ne quittera plus les tables étoilées. Avec intelligence et ambition, il sélectionnera chacun des établissements où il se formera en fonction des chefs qu’il admire et des connaissances qu’il souhaite acquérir. Il officiera, par exemple, chez Bernard Loiseau à Saulieu pour sa cuisine avant-gardiste sans crème ni beurre, chez Antoine Westermann à Strasbourg pour apprendre à travailler le gibier, mais aussi à la Belle Otéro à Cannes pour les produits méditerranéens ou encore chez l’icône Régis Marcon pour sa virtuosité et son sens du partage. Il se nourrit de ses mentors, apprend les techniques, les valeurs, l’exigence, le respect du produit… Tout cela façonnera son identité de chef. Apprendre des plus grands et transmettre à son tour est le devoir de tout chef MOF mais pour Éric Pras, c’est aussi un état d’esprit et une passion. Avant d’exercer seul, il travaillera humblement aux côtés de Jacques Lameloise. Il recevra l’âme de la maison en partage, les recettes, les classiques et, on l’imagine, quelques secrets qu’on ne connaîtra jamais…

Éric Pras en cuisine
Éric Pras en cuisine
© Christophe Fouquin
"UNE VIE NE SUFFIT PAS POUR SAVOIR CUISINER."
Éric Pras

UNE CUISINE EN MOUVEMENT

Devenir le chef de la Maison Lameloise, c’est un travail de longue haleine. Il y a l’héritage historique de la Maison, l’importance du terroir bourguignon ainsi que les trois étoiles durement conquises et reconquises. Trois éléments fondamentaux qui séduisent l’importante clientèle d’habitués. Dès lors, hors de question de créer une rupture nette : « Pendant deux, trois ans, j’ai gardé les grands classiques de Jacques tout en apportant ma touche personnelle petit à petit », explique Éric Pras. Et ce, jusqu’à ce que ses plats deviennent à leur tour des classiques demandés par la clientèle. Lui demander de parler de sa cuisine, c’est dévoiler une part de son lui profond. Discret, pudique, le chef œuvre à la manière d’un artiste dont le génie opère sans que l’on saisisse tous les rouages de sa création. On l’observe appliquer une sauce au pinceau sans trembler, par touches précises. L’esthétisme fait partie intégrante de ses compositions qui s’admirent avant de se déguster. Il fut d’ailleurs un temps où Éric Pras prenait des notes pour ses futures recettes puis les dessinait avant de les réaliser. Sans qu’il s’explique pourquoi, il a abandonné ce processus créatif : « Au moment de préparer ce que j’avais dessiné, ça ne me plaisait plus. Maintenant, j’arrive le matin, je me penche sur ma planche et je me lâche. Je sors mes produits et je fais des tests. ». La partition bien réglée a laissé place à l’instinct et à l’expérience. Cela s’explique en partie par le mouvement perpétuel que le chef met dans sa cuisine : « Je suis quelqu’un qui se lasse vite. J’ai mes fils conducteurs dont la Bourgogne fait partie, mais je ne m’emprisonne pas car j’ai besoin de m’exprimer ». Et d’ajouter : « Cela fait 14 ans que je suis ici et ce que je fais maintenant n’a plus rien à voir avec ce que je faisais avant.»

LA RECONNAISSANCE DU PRODUIT

Éric Pras s’intéresse avant tout au produit qu’il veut lisible dans l’assiette, qu’il travaille entièrement et qu’il décline souvent de plusieurs manières, comme le bœuf de Charolles AOC fournit par Jean Denaux que l’on retrouve à la carte en fines lamelles de faux-filet, à la fois marinées et rôties.
Ou encore au détour de l’un de ses plats signatures : la langoustine en chaud-froid, d’une part marinée en tartare, d’autre part cuite à la perfection pour être fondante à cœur. La crise sanitaire limitant le nombre de couverts, le chef ne fonctionne plus avec une carte, mais exclusivement sous forme de menus qu’il fait évoluer au gré de l’inspiration, de ses envies de changements et des saisons. Attaché aux produits d’excellence, Éric Pras se fournit exclusivement en France (sauf évidemment pour le chocolat et le café) et majoritairement en local, sans que cela ne représente une ligne de conduite. En sillonnant les routes de Bourgogne avec son chef adjoint, Guillaume Barengo, qu’il qualifie lui-même de bras droit, il s’est naturellement rapproché de Morgan Louche pour ses œufs de caille, d’Edmond Fallot pour la moutarde, de la Ferme de Crisenon pour la truite et l’omble ou encore de la Champignonnière de Dijon. Avec une matière brute finement sélectionnée, le chef compose quelque chose de personnel qu’il exprime ainsi : « Mes recettes reflètent ce que je suis avec des goûts francs mais pas trop forts ». Avant de lancer un plat, il invite son entourage à participer à la dégustation, en particulier son second et Frédéric Lamy. Il n’est pas rare que pour confirmer ses choix, le chef fasse également goûter ses nouvelles créations aux habitués. Pour autant, il n’arpente pas les tables à la recherche d’impressions, bien plus à l’aise derrière son piano qu’en salle.

La plus grande des salles du restaurant Lameloise
La plus grande des salles du restaurant Lameloise
© Christophe Fouquin

UN ÉPANOUISSEMENT PERPÉTUEL

Dans un restaurant reconnu, à plusieurs reprises, comme le meilleur de France voire du monde, Éric Pras est triplement étoilé et récemment distingué par le Gault & Millau d’Or, entre autres récompenses.
Et pourtant, comme il le dit lui-même : « Une vie ne suffit pas pour savoir cuisiner ».
L’épanouissement du chef semble permanent : son exigence technique, la recherche complexe des saveurs et son appétit pour l’esthétisme sont insatiables. Certes, son art culinaire est ultra maîtrisé, mais il n’oublie jamais qu’il doit satisfaire sa clientèle avec une assiette qui la surprend, qu’elle ne peut pas reproduire chez elle et qui s’adapte à l’air du temps. « La cuisine, comme la mode, suit des cycles. En ce moment, c’est très végétal, moins riche en protéines, la cuisine se doit d’être saine et digeste. », explique-t-il. C’est le cas de cette création, associant escargots et poulpes accompagnés de pétales d’oignons farcis d’une potagère d’herbes et d’une soupe de roche, qui explose en bouche, plébiscitée par les clients et devenue plat signature. Si sa réflexion en amont de la composition d’un plat à la carte est très longue, Éric Pras n’en reste pas moins un créateur spontané : « J’adore cuisiner en instantané pour un client allergique ou intolérant à certains aliments ».
L’homme aime les défis et la nouveauté tout en connaissant ses classiques sur le bout des doigts, comme l’importance de la sauce, qu’il décrit en tant que touche gourmande primordiale pour faire le lien entre le plat et le vin. Un travail mené conjointement avec le talentueux chef sommelier Sébastien Reymond. Tout aussi important, Éric Pras pense le dessert comme un prolongement du repas, une touche finale qui ressemble à ce qui se fait en cuisine.

UN ACTEUR & UN TÉMOIN DE SON ÉPOQUE

Fortement sollicité, Éric Pras jouera son prochain grand rôle au cœur de la Cité internationale de la gastronomie et du vin à Dijon. Doublement engagé en tant que co-président du comité d’orientation stratégique et directeur culinaire des trois établissements gourmands, La Table du chef, La Cave de la Cité et le Comptoir du chef, il est le maître d’un ensemble qu’il veut cohérent.
En plus d’apporter son savoir-faire, signer les cartes, choisir les équipes, il huile les rouages d’un large regroupement gastronomique à l’échelle régionale. Une opportunité supplémentaire pour le seul chef triplement étoilé de Bourgogne Franche-Comté de laisser un peu plus son empreinte sur le territoire. Et cuisiner n’est pas sa seule manière de marquer les esprits. Celui qui, dans son enfance, lisait le Larousse Gastronomique de sa mère, signe régulièrement des ouvrages culinaires. La Transmission au coeur de ma cuisine, 60 recettes du restaurant à la maison, vient à peine de faire son entrée en librairie.
Humblement, comme à son habitude, il y partage son amour de la cuisine avec le plus grand nombre et fait de ses recettes le reflet d’une époque. Elles seront, un jour ou l’autre, les références d’un chef en devenir.

MAISON LAMELOISE
36 place d’Armes – 71150 Chagny
03 85 87 65 65 | www.lameloise.fr

Le Chef Éric Pras et Frédéric Lamy, le Maître de Maison.
Le Chef Éric Pras et Frédéric Lamy, le Maître de Maison.
© Christophe Fouquin
En cuisine
En cuisine
© Christophe Fouquin
Service à table
Service à table
© Christophe Fouquin