Jamais avare d’anecdotes ou de petites histoires personnelles, Guy Savoy livre ce qui rend son quotidien délicieux. Armé de son air malicieux, le chef garde le sourire même quand l’affaire devient sérieuse et qu’il s’agit d’évoquer sa place au sein du microcosme gastronomique français. Echange en toute franchise.

Vous avez reçu le prix du rayonnement français le 2 octobre dernier. Vous sentez-vous l’âme d’un ambassadeur de la cuisine française ?

J’aime bien le terme « ambassadeur ». Toutefois, tous les cuisiniers endossent ce rôle, en France, mais aussi à l’étranger où ils partagent l’art de vivre à la française. Je rends hommage à Alain Ducasse, à Pierre Gagnaire, à feu Joël Robuchon et bien d’autres. Pour ma part, je ne dispose que d’un seul établissement à l’étranger, à Las Vegas. J’ai appelé l’architecte français Jean-Michel Wilmotte pour l’imaginer.
98 % des vins de la carte sont français, alors même que le restaurant se situe tout près de la Napa Valley californienne. En salle, tous les postes de maîtres d’hôtel et de chefs de rang sont tenus par des Français.

C’est une récompense davantage personnelle qu’une étoile ?

Le restaurant n’est pas le résultat du travail d’un seul homme. C’est comme un club sportif, c’est un travail d’équipe. Dans mon restaurant, cinq ou six piliers ont plus de vingt ans de maison. Mon nom est accroché sur l’enseigne, mais l’adresse ne repose pas uniquement sur mes épaules.

"Ce métier permet d’envisager le monde entier comme terrain de jeu."
Guy Savoy

Le monde entier nous envie notre héritage culinaire. La gastronomie française est une référence internationale. A-t-elle réellement besoin de promotion ?

Un grand nombre de collaborateurs étrangers sont venus puiser la bonne parole chez nous, avant d’ouvrir de nouvelles voies dans leur pays. La cuisine française n’a pas besoin d’être défendue. Elle ne se résume pas aux chefs parisiens. Tout existe chez nous. On ne le montre pas suffisamment. Dans le monde, ces dix dernières années ont été plus importantes que les 2000 ans qui ont précédé. Il faut communiquer auprès des jeunes générations et leur dire que ce métier permet d’envisager le monde entier comme terrain de jeu.

2018 n’a pas réservé que de bonnes surprises. La cuisine française a perdu deux de ses icônes, Paul Bocuse et Joël Robuchon. Une page s’est-elle tournée ?

Au-delà des maîtres qu’ils étaient, on a d’abord perdu des amis. Pauvres égoïstes que nous sommes, ils nous ont rappelé que nous sommes mortels. Il n’y a pas un métier qui défend mieux la vie que la cuisine. Vous travaillez des produits issus de la terre et de la mer. Notre mission consiste à les faire passer de l’état de comestibilité à l’état de plaisir. Qui plus est, celui-ci est ingéré. Le geste n’est pas banal. On ne peut pas mieux célébrer la vie qu’en donnant une seconde vie à ces produits. Paul Bocuse et Joël Robuchon étaient des défenseurs acharnés de la vie. La cuisine est une ode à la vie.

Y aura-t-il un avant et un après ?

Bien sûr. Des personnages qui marquent autant leur époque sont rares. Pour autant, le spectacle doit continuer.

Et si vous étiez le nouveau chef de file de la cuisine française… Vous accepteriez ce statut ?

Vous me mettez dans l’embarras (rires). Je suis un autonomiste indépendantiste forcené. Je ne me suis jamais autoproclamé de rien du tout. On m’a déjà demandé si je n’avais pas l’impression d’appartenir à la dernière génération de cuisiniers qui se battent pour décrocher des étoiles. Je ne pense pas. Dans la jeune génération, il y a inévitablement des gens talentueux qui veulent sortir du lot. Certains jouent en club et rêvent de monter en équipe de France. J’aurais pu me satisfaire de mon premier restaurant rue Duret et continuer à tenir le plus petit restaurant étoilé de Paris. J’aurais pu aussi me contenter de mon installation rue Troyon. Mais la question était inévitable : que puis-je faire pour éprouver encore des sensations ?

Quelles sont les sensations que vous recherchez ?

Faire évoluer ma propre cuisine, mes relations avec les fournisseurs et mes collaborateurs et puis avec mes convives. J’ai choisi ce métier parce qu’il incarne la défense de la vie. Quelle est ma quête ? Ne pas avoir la sensation de vieillir. La retraite, c’est un mot que j’ai enlevé de mon vocabulaire. Je cuisinerai jusqu’au bout. On peut prendre du plaisir en travaillant. La cuisine, ce n’est pas le bagne. Je suis un besogneux, je le revendique et je m’en fiche si je peux paraître ringard. J’ai été le dernier apprenti à allumer le four à charbon, à l’époque chez les Troisgros. J’en étais fier !

Vous pourriez aussi être ce nouveau chef de file parce que la transmission tient une place privilégiée dans votre discours. Pourquoi lui accordez-vous autant d’importance ?

Parce que je suis un pur produit de la transmission. L’apprentissage consiste à observer les gestes du maître et de se dire « un jour je réaliserai les mêmes mouvements ». C’est un métier de la gestuelle : vous vous coupez, vous vous brûlez, vous vous salissez. Les sanctions sont instantanées. Vous apprenez vite la justesse. Je suis en colère quand je me salis ! Cela signifie que j’ai eu un moment d’inattention. Je veux transmettre aux jeunes de ma brigade les sensations que j’ai moi-même vécues.

Avez-vous déjà pensé à ouvrir une école de cuisine ?

La meilleure école, c’est celle in situ. Je salue toutes celles qui nous envoient leurs stagiaires.

Les chefs qui revendiquent leur casquette de chef et de businessman sont-ils encore acteurs de la transmission ? Où se situe la limite ?

Il n’y a pas de limite. Plus vous faites de choses, plus vous vous reposez sur des collaborateurs que vous avez choisis. Ils sont autant de satellites pour répandre le savoir-faire. J’assume de tout mener de front. Je suis le taulier. Et le taulier doit tout savoir de ce qu’il se passe dans son restaurant, y compris les comptes. Plus j’en sais, plus je suis serein. Cela libère.

Votre première place dans le classement de la Liste vous permet-elle d’appuyer encore mieux votre message ?

Toute distinction permet de labelliser un discours qui peut paraître suranné ou anachronique. Quand vous dites à un jeune que ses sensations sont proportionnelles aux efforts, on peut passer pour un ringard. Mais, lorsqu’arrive la troisième étoile et cette place dans « La Liste »,
il se dit « finalement il ne nous emmène pas n’importe où ».

Et cette 4ème édition de « La Liste », vous y pensez ?

Espérons que le prix du rayonnement français me mette des points dans l’algorithme (rires). La première année, la récompense était différente. Je succédais à Benoît Violier, (décédé le mois suivant la publication, NDLR). Ce n’était pas glorieux. La deuxième année, on est champion du monde. C’est agréable. Bien sûr que je pense à la troisième. C’est comme pour les étoiles. Lorsque vous en avez une, vous pensez à la deuxième puis la troisième.

La satisfaction est différente toutefois lorsque l’on reçoit une troisième étoile ?

Quand je suis entré en apprentissage, la troisième étoile correspondait au sommet. La Liste n’existait pas. Gault et Millau balbutiait. Michelin a son aura historique. Cette troisième étoile a été la plus grande émotion de ma carrière.

D’autres guides et palmarès répertorient à leur tour les meilleurs restaurants. Trop de classement ne tue-t-il pas le classement ?

Non, cela prouve l’intérêt pour la gastronomie !

Le classement des 50 meilleurs restaurants du monde ne signe-t-il pas son manque de crédibilité en ne vous mentionnant nulle part ?

J’étais septième dans l’une des premières éditions. J’ai refusé de me rendre à la sortie. Je trouvais scandaleux que des chefs puissent faire partie d’un jury. Les « 50 Best » n’ont pas trouvé le bon titre à mon sens. On devrait davantage l’intituler « trendy » (branché, NDLR). Ce sont des tendances. Combien de temps durent-elles ? Prenez le restaurant El Bulli, au sommet durant plusieurs années (la table de Ferran Adria en Catalogne a été titrée cinq fois meilleur restaurant, NDLR). Il a fermé. Pour autant, je trouve qu’ils ont le mérite d’exister.