Imaginez. Notre-Dame de Paris en toile de fond. Le Palais du Louvre en ligne de mire. Et les flots de la Seine pour sculpter l’horizon. Le tableau est grandiose. Il est digne des plus belles archives historiques. Bienvenue à la Monnaie de Paris. Bienvenue chez Guy Savoy. Ni la grande porte cochère en pierre de taille ni le poste de sécurité à l’entrée ne doivent effrayer. Quant à connaître le chemin vers le restaurant gastronomique, la signalétique discrète peut laisser place au doute. Pourtant, dîner chez Guy Savoy est tout sauf un hasard. Car il y a une bonne raison d’oser pénétrer dans cette institution française vieille de 1154 ans qui gère la circulation de nos euros. Double détenteur du titre de meilleur restaurant du monde*, titulaire de trois étoiles, et surtout auteur d’une cuisine instinctive, le pedigree de ce chef phénomène est impressionnant, autant que les lieux qu’il a investis en 2015 pour donner une nouvelle envergure à son ambition.
Flashback
Novembre 2009. Guy Savoy découvre pour la première fois le premier étage de la Monnaie de Paris qui se rêve en nouveau lieu de vie pour le public. Elle promet de confier les clés au cuisinier qui saura être assez audacieux et talentueux pour participer à sa transformation. « A mesure de la visite, j’avais le sentiment que le restaurant se dessinait. C’était une sensation que je n’avais jamais ressentie. C’était plus fort qu’un coup de foudre ! » raconte un brin nostalgique le locataire de l’hôtel de la Monnaie. Janvier 2010 : une première sélection est annoncée. Guy Savoy est encore dans la course, mais deux autres concurrents, dont il ne veut pas connaître les noms, rêvent du même but. « J’ai vécu sept mois d’enroulement du ressort émotionnel » se souvient ce passionné de rugby qui utilise volontiers le vocabulaire du sport pour raconter sa carrière. Mai 2010. Le capitaine de ce qui deviendra six ans plus tard le meilleur restaurant du monde décroche le trophée. Il tourne une page longue de 28 années dévouées à cuisiner rue Troyon (Paris 17e) où sa table étoilée a vu passer les plus grands de ce monde, depuis Nicolas Sarkozy à Barack Obama en passant par Bill Clinton. L’Histoire avait-elle prévu d’écrire la destinée de ce gamin de Bourgoin-Jallieu, né à Nevers en 1953, en lui attribuant les fourneaux de la plus ancienne entreprise du monde, situé à moins de 200 mètres de la rue de… Nevers ? Cela ne s’invente pas. Profondément attaché aux murs qui abritent sa signature culinaire, Guy Savoy n’a pas éteint le feu qui anime son admiration pour l’adresse, lui rendant hommage encore aujourd’hui avec un dessert haute-couture, signé de son chef-pâtissier Matthieu Carlin. Clin d’œil au savoir-faire des 150 ouvriers qui sculptent l’or et le bronze quotidiennement, une pièce en chocolat imprimée des contours du bâtiment rappelle le moment hors du temps dans lequel se joue la dégustation. « Quand vous évoluez dans le beau, inconsciemment vous vous placez dans le beau » concède cet ancien apprenti pâtissier qui rejette le terme « client » pour désigner ceux qu’il accueille à sa table. D’ailleurs, Guy Savoy n’est pas un chef, non. C’est un aubergiste, dixit le patron. « L’auberge est l’endroit où l’on vient se réconforter. C’est la manière que je conçois de faire ce métier. Mon plaisir, c’est d’opérer sur mon terrain. Ce restaurant, c’est mon lieu de vie » souligne-t-il.
© Franck Juery
© Franck Juery
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L’art et la manière
Alors quand les convives réalisent une réservation au 11 quai de Conti, à deux pas du Pont des Arts, ils s’offrent deux expériences pour le prix d’une. Ils s’infiltrent dans le quotidien d’un cuisinier qui ne fait confiance qu’à son instinct pour afficher sa personnalité à travers une succession d’œuvres installées dans les salons du restaurant. Le fan de Giacometti avait déjà déclaré sa flamme pour toute forme du « beau » dans son bistrot chic « Les Bouquinistes » où l’on déjeune abrité par une œuvre d’art géante signée Fabrice Hyber. A la Monnaie de Paris, cet habitué des galeries donne une nouvelle dimension à ses coups de foudre artistiques. Avant le déménagement, François Pinault lui promet de lui confier quelques-uns de ses trésors contemporains pour habiller son nouvel écrin étoilé. Chaque année, le milliardaire pioche dans sa prestigieuse collection pour renouveler la présentation. Et des artistes tel que Franky Boy ont mis leur talent au service de ce que ce savoureux philosophe martèle comme une ligne de conduite : la défense de la vie. L’ami Hyber se remet au travail pour célébrer la thématique fétiche du chef. « Il n’y a pas un métier qui défend mieux la vie que la cuisine » aime-t-il rappeler. Sur les tables impeccablement dressées dont la blancheur des nappes contraste avec les tons gris ardoise des murs, les sourires éclatants de rouge et de jaune dessinés par Virginia Mo sur les assiettes en faïence blanche ne sont pas fortuits. Ils rappellent la bonhomie bienveillante avec laquelle Guy Savoy reçoit ses convives. Et derrière les portes de la cuisine, la brigade s’affaire sous l’œil complaisant d’œuvres personnelles.
Apprenti à l’école Troisgros
Le hasard n’a décidément pas sa place dans la légende Savoy. A la fin des années 60, alors que sa mère tombe malade, le jeune joueur de rugby la remplace au pied levé dans le restaurant familial. Le Berjallien n’a que 15 ans et déjà, il est repéré par Louis Marchand, un élève du grand chocolatier lyonnais Bernachon. Sans le savoir, Guy Savoy décroche un ticket pour son destin : son bienfaiteur l’envoie en apprentissage chez Jean et Pierre Troisgros. En 1972, il est apprenti pour ce que le critique Henri Gault étiquette comme « le meilleur restaurant du monde ». La boucle est bouclée. Les frères de Roanne deviennent ses anges gardiens. Il se lie d’amitié avec celui qui le poussera à accepter son tout premier rôle de chef de cuisine : Bernard Loiseau. Les expériences successives, sous le toit monumental du restaurant parisien Lasserre jusqu’à la Barrière de Clichy de Claude Verger, formatent cet enfant de « la nouvelle cuisine » qui inaugure les années 80 en ouvrant sa première table. L’apprenti pâtissier devient l’homme-orchestre d’une adresse rapidement étoilée. Il constitue un patrimoine culinaire incarné par sa célébrissime soupe d’artichaut à la truffe noire, accompagnée d’une brioche, classée par les Américains comme l’un des dix meilleurs plats au monde. Guy Savoy puise dans ses souvenirs d’enfant, au bon goût de langues de chat, et dans sa quête d’excellence pour articuler sa signature instinctive. L’eau de l’huître se transforme en gelée dans l’une de ses toutes premières recettes. Il réinterprète les châtaignes au lait maternelles en blanc-manger. Fervent défenseur de la cuisine automnale, il ose sa première combinaison terre-mer avec les mousserons et les moules. De jeunes apprentis n’hésitent pas à parcourir les campagnes françaises pour rejoindre Paris, ni même traverser la Manche et l’Atlantique pour apprendre à l’école Savoy. Ils s’appellent Thomas Keller, Tom Kitchin, ou encore Gordon Ramsay, ce dernier désignant le maître comme son mentor. Leurs cuisines sont devenues des références mondiales.
(Trans)mission
Quinze nationalités composent l’équipe de l’entraîneur Savoy, qui compte au total 65 personnes, « dont une quinzaine d’apprentis et de stagiaires », tient à rappeler le taulier avec fierté. Et de préciser « je transfuse la maison avec de jeunes collaborateurs ». Derrière les fourneaux, où le titre « Monsieur » fuse au lieu de « chef », la nouvelle génération vient comprendre que « la cuisine est éphémère ». Dans son autobiographie publiée en 2015 – dont le titre dévoile tout de l’état d’esprit de sa cuisine « Savourer la vie » -, le chef épicurien écrit « nous nous devons de rendre l’éphémère inoubliable ». N’oubliant ni ses origines ni ses années d’apprentis, le parrain du premier salon « Saveurs du Dauphiné » à Bourgoin-Jallieu engage la transmission comme un élément central de son métier. Essaimant son message dans ses autres bistrots parisiens, jusqu’à Las Vegas où le porte-étendard gastronomique a été dupliqué en 2006, Guy Savoy ne se fatigue pas à répéter que « la cuisine est l’art de transformer instantanément en joie des produits chargés d’histoire », jusqu’à l’inscrire sur les pierres de la Monnaie de Paris. Guy Savoy est amoureux : de son pays, de la diversité de son terroir, de ses savoir-faire. Co-fondateur du Collège Culinaire de France, la démarche pédagogique du fan de ballon ovale devient diplomatique en 2007. Il passe à l’action dans la compétition qui consiste à inscrire le repas gastronomique à la française au patrimoine immatériel de l’humanité à l’Unesco. Guy Savoy a réussi son pari : celui de prendre au sérieux le plaisir et de célébrer la vie. Carpe Diem.
Les dates clés de Guy Savoy
1980
Il ouvre son premier restaurant rue Duret à Paris
1981
Première étoile Michelin
1985
Deuxième étoile Michelin
1987
Il déménage sa table rue Troyon et y cuisinera durant 28 ans
1994
Il ouvre le restaurant « Les Bouquinistes »
2002
Troisième étoile Michelin. Elu chef de l’année
2006
Il ouvre un restaurant Guy Savoy à Las Vegas
2007
Il prête sa voix au personnage de Horst, le sous-chef dans le film « Ratatouille »
2008
Il est décoré Officier de la Légion d’honneur
2015
Il transfère sa cuisine à la Monnaie de Paris
2018
La ville de Nevers inaugure une esplanade baptisée « Guy Savoy »