Dans l’univers parfumé du chocolat, on vous appelle chef ou vous êtes un nez ?
On dit chocolatier tout court. Et ici on m’appelle par mon prénom. Le chocolat, c’est un produit magique. Quand on déguste un carreau de chocolat, on n’imagine pas tout le travail en amont, des petits producteurs qui le récoltent à l’autre bout du monde au chocolatier qui va le transformer. Fermentation, séchage, tri, torréfaction, broyage, conchage, aspiration de l’acidité des fèves, mélange avec des ingrédients nobles, selon sa destination, chocolat de couverture ou chocolat à cuire. C’est un travail très minutieux qu’il faut faire avec amour.
Quand êtes-vous venu à ce métier et que vous a-t-il appris ?
J’ai commencé par des études commerciales qui d’ailleurs m’aident bien dans toute la partie représentation. J’ai 42 ans et je fais ça depuis plus de 20 ans. En fait, je suis tombé dedans tout petit, en voyant faire mon père et mon grand-père. Avec mes sœurs, on est la troisième génération. Ce métier m’a appris l’humilité parce que le cacao est un produit particulier. Si on ne le respecte pas, il ne pardonne pas.
Comment sélectionnez-vous vos fèves de cacao ? Allez-vous à la rencontre des producteurs ?
J’y vais de temps en temps, pour voir si les mojitos et les caipirhinas sont bien faits (rires). Plus sérieusement, j’ai des copains chocolatiers qui vont souvent dans les plantations parce qu’ils travaillent en direct avec les planteurs. Moi, je passe par un importateur basé à Amsterdam, comme le faisaient mon père et mon grand-père. Mon grand-père n’était jamais allé en plantation. Mon papa, très peu. Moi, j’y vais un peu plus. Ce qui est sympa, c’est de manger une fève de cacao fraîche, quand la cabosse vient juste d’être ouverte. Là, dans le mucilage, cette pulpe blanche et fibreuse qui protège les fèves, on a plein de saveurs : ananas, passion, mangue, goyave et ça, ce sont des notes que l’on retrouve dans le cacao une fois torréfié.
Quand se fait la récolte ? Y a-t-il une saisonnalité ?
En général, une grosse récolte en février-mars et une plus petite en octobre-novembre. Mais ça dépend vraiment d’où on est à travers le globe, de l’humidité, de la chaleur. C’est capricieux, un peu comme le raisin avec la vigne. Chaque région a sa typicité. Les cabosses sont plus ou moins grosses, produites par de plus ou moins petites fermes. Ici, on trie tout à la main. Une cabosse, ça fait une moyenne de 15 à 20 cm sauf quand les industriels les dopent pour un rendement à mort. Si le cacaoyer est bien tranquille dans sa cacaoyère, à l’ombre de grands arbres, il a la durée de vie d’un
Qu’est-ce qui fait de Bernachon, un grand chocolatier ? Sa gourmandise ! Et sa stature. Je suis le plus grand chocolatier de France, 1,92m (rires). Le plus grand et le plus lourd. Non, en fait, la grosse particularité de la maison, c’est qu’on achète notre cacao pour faire notre chocolat. Et surtout, nous mélangeons entre 8 et 10 variétés de cacaos pour faire le chocolat Bernachon : ça va donner un chocolat très différent des autres. Mon père et mon grand-père avaient imaginé ça, comme pour un champagne : dix variétés de cacao, un assemblage secret qui donne un goût personnalisé que nous arrivons à lisser d’une année sur l’autre. Ce que veulent les clients Bernachon, c’est le souvenir d’un bouquet affirmé.
Qu’est ce qui fait un grand chocolat ? Les matières premières utilisées. Des matières nobles. Le sucre de betterave, la vanille de Madagascar, le beurre de cacao, la crème fraiche d’Isigny, le beurre d’Echiré, la qualité des fruits confits, le nougat qu’on fait faire par une entreprise qui a le label Entreprise du Patrimoine Vivant (EPV), comme nous qui sommes EPV depuis deux ans. Du coup, je trouve que ça a du sens.
On parle de concurrence chez les chocolatiers ? Non, moi je n’ai pas de concurrence, je n’ai que des confrères. C’est un peu comme les cuisiniers : tous font à manger, mais tous ne le font pas de la manière. C’est la même chose pour le chocolat. On a des clients qui viennent chercher des Palets d’or chez nous et qui iront chercher une orangette chez quelqu’un d’autre parce qu’ils la trouvent différente, meilleure. Et je trouve ça intéressant. Et puis, il vaut mieux être entouré de confrères qu’être tout seul dans une rue. Demandez à Patrice Chapon s’il a moins de client, rue du Bac, depuis qu’il a plus de confrères autour de lui. A Paris, il y a un road trip des chocolatiers, dans ce quartier, chez Patrick Roger, Christophe Michalak et bientôt nous.
Eh oui, vous ouvrez une boutique à Paris le 22 octobre, rue de Sèvres ! Qu’est-ce qui vous fait sauter le pas, là, en 2019, alors que la Maison Bernachon a plus de 60 ans ?
Mon grand-père avait envisagé d’en ouvrir une à Paris. On se souvient, mes sœurs et moi, étant jeunes, être allés visiter des fonds de commerces. Mais je pense que ce n’était pas le bon moment. Aujourd’hui, on est tous les trois dans l’affaire; Stéphanie à la boutique et Candice au restaurant. On a un peu plus de temps à consacrer au développement. Et là, il y a eu une opportunité. On a validé. C’est une nouvelle aventure qui commence.
Quelle personnalité voulez-vous donner à cette boutique ? C’est un écrin de 30m² dédié à nos chocolats. Pas de gâteaux là-bas. On a confié son design à un architecte lyonnais, Richard Bagur. On va y retrouver les codes de la maison : passion, tradition, excellence, savoir-faire et luxe aussi, le tout avec une touche de modernité. Les chocolats sont tout fabriqués à Lyon. On les envoie à Tokyo, on ne devrait pas avoir de problème pour leur faire gagner Paris. Candice, Stéphanie et moi, nous irons régulièrement. On va démarrer tout en discrétion et le Salon du chocolat d’octobre nous permettra de nous faire connaître sur la place de Paris. La boutique de Paris, c’est aussi un peu pour la future génération. Maman (Françoise Bocuse-Bernachon) a sept petits-enfants ; il y en aura peut-être un ou deux qui voudra nous rejoindre.
On dit que vos chocolats sont vivants. Est-ce une légende ? C’est particulièrement vrai pour le Palet d’or. La ganache à base de crème fraiche qui le garnit évolue au jour le jour. Il a une durée de consommation optimale de 20 jours. Dans une boite de vingt de palets d’or, quand vous mangez le premier, le premier jour et le dernier, disons le 20ème jour, il n’aura pas le même goût parce que la ganache aura évolué ; ce ne sera pas la même acidité.
Et la créativité chez Bernachon ? A une époque, on était très très classiques. Aujourd’hui, notre génération souhaite répondre à la demande de nouveautés de la clientèle. C’est le cas avec la Bernachoc, cette pâte à tartiner qu’on a mise au point après de nombreux essais, il y a peu. Avec ses 60% de noisettes, c’est un gros succès. On a aussi une forte demande du marché japonais qui exige chaque année des produits nouveaux, visuellement aussi. Mais ils adorent aussi la très classique tablette Mendiant avec les fruits confits et secs. Nous maintenons la tradition, celle qui fait notre signature, en chocolaterie comme en pâtisserie avec le fameux Président, le Vice-président, l’éventail, par exemple.
Comme les grands couturiers, deux collections par an ?
Nous, on ne veut pas rentrer dans ce cycle-là. Certains de mes confrères se sont fait enfermer à ce jeu. Je taquine beaucoup avec mon ami et confrère Sébastien Bouillet qui aussi chocolatier à Lyon, en lui disant : « alors cette fois-ci tu vas nous faire un truc au poivron ou au cactus ? » C’est un peu un cercle infernal. Nous avons une clientèle assez traditionnelle qui est moins à l’affut de nouveautés. De temps en temps, nos clients adorent être surpris. Pour Noël 2018, nous avions fait une buche chocolat – caviar en partenariat avec la maison Kaviari. Ça fonctionnait très bien, avec un côté un peu salin. Cette année, nous préparons une édition spéciale au chocolat Chuao, élevé sur un terroir rare, au Vénézuela.
Philippe Bernachon