Votre premier jour dans le restaurant de votre mère Paulette Blanc, vous vous en souvenez ?
Georges Blanc : A l’époque j’avais 21 ans. J’ai commencé un jeudi, c’était le jour du marché sur la place du champ de foire. Je me souviens avoir coupé le pain et râpé le gruyère pour la soupe que l’on faisait pour les coquetiers qui venaient acheter leur volaille.
Vous êtes issu d’une famille de cuisiniers, qu’est-ce que vos parents vous ont transmis en travaillant à leurs côtés ?
Le goût du travail. J’ai la chance de vivre ma vie professionnelle de manière passionnante. Je dis toujours, sans passion, point d’élévation. Lorsqu’on peut s’épanouir dans un métier qui nous convient, tout devient possible.
N’était-ce pas trop difficile de reprendre le flambeau à l’âge de 25 ans, cet héritage familial avec 2 étoiles au Guide Michelin ?
Non, je crois que je n’avais pas le trac. J’avais conscience que ça allait se dérouler comme les générations précédentes car j’apportais une certaine expérience que j’avais acquise lors de mon perfectionnement sur le tas ainsi que mes connaissances en gestion et en langue. Je me souviens avoir pris la commande de clients américains qui ne parlaient pas un mot de français. Depuis, ce sont devenus de très bons amis qui m’ont ouvert les portes des Etats-Unis.
Quel est le premier plat que vous aviez mis sur votre carte ?
Il s’agissait de la marinade de blanc de poularde de Bresse Alexandre, du nom de mon deuxième fils. Il s’agissait d’un blanc de poularde rôti sur l’os, escalopé et servi avec une vinaigrette au jus de volaille et un petit bouquet d’haricots verts. C’était assez frais comme entrée. Et puis, je me rappelle aussi de la minute de saumon aigrelette. Une émulsion de jaune d’œuf avec de l’huile d’olive, du vin blanc et beaucoup d’herbes. Le saumon était coupé très fin et cuit instantanément sous la salamandre. C’était simple mais novateur pour l’époque.
Certains plats de votre grand-mère et de votre maman sont-ils toujours à la carte ?
La volaille que l’on sert aujourd’hui en deux services est l’aboutissement d’une longue évolution d’un plat traditionnel qui est le poulet à la crème dans lequel on marie la volaille de Bresse avec la Crème de Bresse.
Comment votre cuisine a-t-elle évolué par rapport à cette époque-là ?
Au-delà de la technique, j’ai vite compris que la sauce était un élément essentiel dans un plat. Il s’agit par définition de l’élément liquide d’assaisonnement d’un plat. Et je crois que c’est une hérésie d’imaginer dans la cuisine actuelle -comme on a pu le croire à un moment avec la cuisine moléculaire- qu’il fallait marginaliser l’importance des sauces car ce n’était pas bon pour la santé. Quand je vois aujourd’hui comment on décline les sauces qui sont assemblées au dernier moment pour garder toute leur fraîcheur avec une note subtile d’acidité qui vous amène à saucer votre assiette généreusement, c’est la meilleure indication pour se rendre compte de la justesse d’une assiette.
Vous vous dites très attaché aux étoiles, pourquoi ont-elles pour vous autant d’importance ?
Depuis mes débuts, j’ai toujours voulu conserver les étoiles que mes aïeux avaient acquises. La recommandation du Guide Michelin, c’est quelque chose à laquelle vous pensez sur chaque assiette que vous dressez. On est lié à cette reconnaissance professionnelle incontestée et recherchée.
© Arnaud Dauphin
Ce ne serait pas pareil si vous n’aviez pas ces trois étoiles ?
Je ressentirais une grande frustration non seulement pour moi mais aussi pour mes équipes car ça voudrait dire que l’on aurait démérité. Un restaurant étoilé ce n’est pas uniquement la qualité d’une assiette, c’est une maison qui livre toute son âme et qui est là pour échanger avec ses convives. Les étoiles sont un baromètre qui nous indique si l’on est encore dans l’ère du temps.
Echanger avec les clients est un paramètre indispensable à vos yeux. Cela signifie-t-il que vous vous rendez en salle pour sonder ce qui s’y passe ?
Chaque jour, quand je vais à la rencontre de mes clients je peux vous dire que je suis comme un comédien qui rentre sur scène. J’ai presque le trac. A la première table tout se passe bien alors j’attaque la seconde plus facilement.
Certaines remarques vous ont-elles plus marquées que d’autres ?
Lorsqu’il y a des remarques valorisantes, je considère que nous sommes dans la normalité. En revanche, face à une critique, je la prends comme un enseignement et je vois le côté utile.
© Arnaud Dauphin Photographie
© Arnaud Dauphin Photographie
Aujourd’hui, vous êtes un chef aguerri, que faut-il faire pour vous impressionner ?
Un plat c’est comme lorsque vous dégustez un verre de vin, l’aspect graphique compte beaucoup. Ensuite, vous le sentez, on détecte alors la fraîcheur et la typicité du plat. L’odeur trahit souvent des préparations servies en différé. Lorsque nous faisons notre éclaté de homard au vin jaune, l’avantage est que le homard est pris dans le vivier, décarapacé au moment et cuit en direct. Ça n’a rien à voir avec un homard qui a été préparé à l’avance, ébouillanté, stocké au froid et remis en température avant service. C’est ça la cuisine d’aujourd’hui, la quintessence du produit !
La volaille de Bresse est l’un de vos emblèmes. Pourquoi est-elle si différente des autres volailles ?
La volaille de Bresse AOC est un animal élevé en liberté et qui a une alimentation carencée à base de maïs et de lait. Elle va ensuite chercher ce qui lui manque sur le parcours herbeux.
Quel est votre secret pour qu’elle reste tendre et moelleuse ?
J’ai commencé à cuisiner la volaille de Bresse à la crème dans un roux comme le faisaient ma mère et ma grand-mère. Après je l’ai modifié. Au lieu de la cuire dans un houblon mouillé à l’eau avec un oignon, on a mouillé directement avec de la crème et du vin blanc et on y a ajouté une garniture aromatique et des champignons. Troisième évolution, on l’a enrichie avec du foie gras. Et maintenant, après l’avoir servi avec l’aiguillette de blanc cuit sur l’os et la rouelle désossée, dénervée reconstituée et cuite à basse température avec la sauce au choix du client, on propose désormais le plat en deux services.
© Arnaud Dauphin Photographie
Au niveau de la préparation et de la cuisson de la poularde, y-a-t-il un élément important à respecter ?
Tous les gens qui font une volaille rôtie doivent savoir que quand on veut que les cuisses soient cuites, souvent le blanc est un peu sec. Je préconise alors de procéder en deux temps c’est-à-dire que lorsque vous mettez votre poulet à rôtir et vous le sortez dès que le blanc est cuit. Vous le laissez ensuite sur le bateau, vous détachez les cuisses et vous les remettez au four afin qu’elles cuisent à leur tour.
On parle beaucoup des générations Veyrat et Passard. Vous, la Patte Blanc ce serait quoi ?
Moi, c’est le classique issu d’un terroir revisité en permanence au fil des saisons et toujours autour des grands produits. Je ne suis pas de ceux qui disent j’ai une technique qui va magnifier ma cuisine, je n’ai pas besoin d’acheter des grands produits.
Lorsqu’un jeune vient dans votre brigade, que souhaitez-vous qu’il retienne ?
La réussite d’une entreprise. La capacité de celui qui dirige à susciter et à entretenir l’enthousiasme dans l’équipe qu’il a réuni autour de lui. La première chose c’est ça. Je l’ai appris très tôt. Je l’ai lu dans un livre et ça correspondait exactement à ce que je ressentais. La seconde chose, c’est l’exemplarité. Je suis là dès 7h30 chaque matin. Vous ne pouvez pas demander aux gens de donner leur maximum alors que vous êtes au golf tout l’après-midi ! Enfin, il faut toujours être en progrès pour sans cesse paraître aussi bon qu’hier. Je n’impose rien. Si une garniture à moins de succès, je l’enlève et la remplace par une autre. C’est ce que l’on appelle le souci de la perfection.
Depuis plusieurs années maintenant, vous êtes à la tête d’un véritable empire, comment passe-t-on de cuisinier à chef d’entreprise ?
Cuisinier c’est un métier, chef de cuisine c’est un autre métier et restaurateur encore un autre car produire et vendre sont deux activités différentes. Et chef d’entreprise c’est encore la dimension au-dessus avec l’aspect social, règlementaire et commercial, les investissements, le développement, mais c’est passionnant ! Ma fonction première aujourd’hui est de déléguer aux personnes qui m’entourent.
Qu’est-ce qui vous passionne le plus, le monde de la cuisine ou celui de la gestion d’entreprise ?
Honnêtement, ce qui me passionne le plus, c’est de pouvoir rendre cet endroit le plus agréable possible. Et puis, d’autre part, j’aime être entouré de gens heureux qui me suivent aveuglément et partagent cette passion d’entreprendre. C’est eux qui me poussent à développer et à améliorer les choses.
En tant qu’entrepreneur, quel conseil donneriez-vous à un jeune qui débute ?
Il faut qu’il soit capable de capter l’attente de son public pour se mettre en position de répondre, c’est par là qu’il pourra assurer la pérennité de son entreprise. Il ne faut pas qu’il cherche à imposer ce dont les clients n’ont pas envie.
A 71 ans, vous êtes à la tête d’un véritable empire, la retraite, vous y pensez ?
Non, mon seul souci aujourd’hui est de garder une bonne santé le plus longtemps possible. Pour l’instant, tout va bien donc j’imagine que je vais pouvoir jouer les prolongations encore quelque temps. Je fais de belles rencontres tous les jours, je me nourris de ça et c’est un réel plaisir.