Un beau millésime, le Mathieu Viannay 2019. Svelte, l’élégance d’un Antoine de Caunes, la mèche en arrière, l’œil moqueur et la barbe mutine, pantalon clair et chemise immaculée qu’il troquera pour sa veste de MOF et un tablier siglé posé sur les hanches. L’homme qui a osé reprendre l’établissement légendaire de La Mère Brazier en 2008 affiche un air serein.

Qu’est-ce qui a conduit vos pas jusqu’ici, chez La Mère Brazier, il y a un peu plus de 10 ans ?
J’étais dans mon restaurant Mathieu Viannay, avenue Foch à Lyon. Je m’y sentais un peu à l’étroit. Je cherchais un autre espace. Et un copain m’a dit : tiens, je crois que La Mère Brazier va passer au tribunal de commerce. C’était fermé depuis quelques mois. Ceux qui avaient racheté l’établissement ont déposé le bilan en 2007. Je suis allé voir. Il fallait imaginer l’endroit… C’était tout en boiseries partout… Je me suis dit pourquoi pas. Jacotte Brazier, la petite fille d’Eugénie, l’avait tenu avec sa maman jusqu’au décès de celle-ci en 77, puis vendu début 2004. Il avait conservé une étoile jusqu’en 2002. A l’époque, La Mère Brazier, c’était pas une bonne table ; c’était LA table. C’est la première femme à avoir eu trois étoiles au Michelin ; premier chef deux fois trois étoiles pour ses deux restaurants… J’y suis retourné une deuxième fois et une troisième fois. Je n’ai pas beaucoup réfléchi. On a fait une offre en mars. On a signé la vente en avril 2008 et le 14 octobre on ouvrait ici. Oui, c’est court, mais je fonctionne comme ça. Et là, on a tout pété et tout refait en gardant l’esprit des lieux. C’est là qu’on a découvert les faïences colorées d’origine présentes dans toutes les pièces, sauf la chambre d’Eugénie Brazier, à l’étage, une pièce à part dont on a fait un petit salon.

"Ici, c’est un lieu. Tous les restaurants ne sont pas des lieux. Et celui-ci en est un très particulier. Il y a un esprit ici"
Mathieu Viannay

Comment s’est passée l’ouverture ?
J’ai commencé à stresser à une semaine de l’ouverture. Ça bougeait au niveau de la presse. Quand on a ouvert, on a eu des articles dans quatre-vingt pays. Ça vous met une certaine pression. D’autant que parallèlement, on faisait les travaux de transformation du restaurant Mathieu Viannay de l’avenue Foch. On a ouvert le M en septembre 2008 et La Mère Brazier en octobre. C’était chaud. Avec La Mère Brazier, je crois qu’on m’attendait au tournant. En mars suivant – à l’époque le Michelin sortait en mars – on a pris deux étoiles Michelin d’un coup. On a été deux à avoir ça : Gordon Ramsay à Versailles et moi. Deux étoiles la même année. Là, vous prenez des scuds de partout… Il y a toujours une suspicion de ci ou de ça. Et puis, ça s’est calmé. Et nous, on a digéré tout ça. Sûrement que la maison est légitime, maintenant.

Quel genre de chef êtes-vous ?
J’essaye de me mettre en marge des polémiques. Je n’ai pas vocation à donner mon avis tout le temps, sur tout. Je ne suis pas un chef hyper médiatisé. Notre maison l’est, oui. Pas moi. Je n’ai jamais été porté aux nues. Ça fait plus de 20 ans que je suis installé et j’ai grimpé mes marches petit à petit, avec un premier restaurant, Les Oliviers, rue Sully à Lyon, puis un deuxième, avenue Foch et là, mon troisième. Je n’ai fait que travailler en fait. J’ai passé le concours de MOF en 2004 pendant que j’avais le restaurant avenue Foch. Voilà, c’est le travail. Quand on regarde tous les chefs qu’il y avait il y a 20 ans, 10 ans, 5 ans même, il n’en reste plus beaucoup. Je suis passé de « jeune chef » à « vieux chef » : aujourd’hui, les journalistes viennent me voir pour savoir qui sont les jeunes qui se sont installés.

Qu’avez-vous appris de vos pairs ? Avez-vous eu un mentor ?
Je n’ai pas beaucoup travaillé chez les chefs. A part un stage quand j’étais à Ferrandi à Paris, l’école de mon apprentissage, chez Henri Faugeron puis chez Apicius, avec Jean-Pierre Vigato. Après, j’ai travaillé pour des groupes. Ce que j’ai appris, ce que j’essaye d’avoir et de renforcer, c’est de l’humilité. Quand j’avais 25 ans, j’avais beaucoup de certitudes sur la cuisine. A 52, j’en ai moins. J’ai davantage de doutes. Et le doute, ça permet de se remettre en question. A 25 ans, j’avais un avis très tranché sur les styles de cuisine, sur ci, sur ça.

Votre style, comment le qualifieriez-vous ?
C’est une cuisine classique et contemporaine, gourmande ; pour moi c’est vraiment important. L’idée, c’est que quand on en prend une cuillerée, on a envie de remettre la cuillère dedans. Je ne cherche pas à faire vivre une expérience. Une expérience, ça peut être bon ou mauvais. Je fais la cuisine comme je suis. Le produit est important tout le temps. La qualité du produit, la cuisson. Et par-dessus tout, il faut que l’on sache ce qu’on mange. La gambas-saucisse, vous avez bien les goûts qui se décomposent dans la bouche. Pour moi, ça c’est capital. Et puis respecter les saisons ! Quand je tombe sur des cèpes en début de saison, ça me rend dingue. Quand ce n’est pas le moment, ça ne m’intéresse pas. Pareil pour les fraises, le poireau, les racines, tout ce que vous voulez. En matière de plat, j’adore la volaille, le poulet rôti tout simple. Ça c’est mon truc favori. Après j’adore les crustacés, les coquillages. Je les cuisine beaucoup ici, aussi. On a une carte très portée sur les produits de la mer.

Vous ne vous interdisez pas de cuisiner des produits moins régionaux ?
Au-delà des produits de la mer, tout le reste vient d’ici. Ne faire que de la truite ou de la féra parce qu’il y en dans la région, je pense que c’est se limiter ;
d’autant que c’est de l’élevage. Même si ce sont de beaux élevages et qu’en France, c’est plutôt bien fait. Le poisson d’élevage, ça ne m’intéresse pas. Il n’y a que pour le caviar. On n’a pas le choix : il n’y a plus de caviar sauvage. Ici, nous travaillons avec le saumon d’Écosse. Si vous mangez un jour un saumon de l’Adour, vous ne mangerez plus jamais de saumon de votre vie. C’est juste énorme. J’en ai mangé deux fois dans ma vie. C’est exceptionnel. Après, il y a cet élevage de viande bovine qu’on a mis en place, entre Saône et Loire pour avoir du bœuf Wagyu. Il n’est pas à la carte. Quand on a des morceaux, on les sert.

Vous faites ici une cuisine qui rend hommage aux plats signatures de la Mère Brazier ?
Pas seulement. Je fais ce dont j’ai envie, en fait. Mais il se trouve qu’il y a beaucoup de choses qu’elle faisait qui m’intéressent. Et qu’on réinvente en permanence. On part de l’artichaut-foie gras, par exemple, et à partir de là, vous avez des milliers de façon d’accommoder ça.

Deux étoiles qui récompensent une cuisine et un lieu d’exception, Grande table du Monde, Toques Blanches, membre des Collectionneurs, la prochaine étape, c’est quoi ?
J’ai cette maison que je fais évoluer. On a refait toute la décoration en 2018 et une partie des cuisines. J’ai mes épiceries, une dans le 9ème arrondissement, à Vaise et un corner cours Franklin Roosevelt. Tout cela me tient vraiment à cœur. J’ai aussi une équipe, solide et fidèle : mon chef, Olivier Reverdy, des seconds qui travaillent bien ; mon chef pâtissier, Rodolphe Tronc, Stéphane Da Costa, en salle et mon sommelier, Denis Verneau. On est un peu une famille. Moi, je crois au destin, aux rencontres de la vie qui font qu’il y a des accélérateurs. Par exemple pour cette maison dont personne ne voulait. Tout le monde m’avait dit, tu vas te casser la gueule. Elle n’est pas faite pour toi… Moi, je crois beaucoup au destin. C’est pour ça que je ne fais aucune fixette sur les étoiles et ces trucs là. Parce qu’il y a plein de gens qui auraient pu les avoir et qui ne les ont jamais eues. Pourquoi ? Pour moi, c’est une question de destin. Les architectes Alain et Dominique Vavrot, eux aussi, c’est le destin. Quand j’ai commencé à travailler avec eux, je ne savais pas qu’ils étaient les grands copains de Paul Bocuse. C’est comme ça que j’ai fait la connaissance de Monsieur Paul.

Quels ont été vos rapports avec lui, vous qui n’avez pas ou très peu travaillé chez les chefs ?
Il m’a aidé, il m’a emmené à la télé, m’a envoyé énormément de journalistes. Quand il est venu manger, ici, avant l’ouverture, en sortant, il a téléphoné à François Simon et il lui a dit : « La Mère Brazier rouvre. Faut que tu viennes ». François Simon était là le premier soir, à l’ouverture. Je l’ai su après. Alain Vavrot avait dit à Paul Bocuse : « t’es quand même un peu salaud … ». Et Monsieur Paul lui avait répondu : « ça passe ou ça casse, mais ça passera. » C’était gentil, mais ce sont de sacrées mises à l’épreuve ! Monsieur Paul était ravi quand on a racheté cette maison parce qu’il y avait travaillé ; il y avait fait son apprentissage. Il était tellement content que ça revive, que je reprenne la maison.

Pas de tentation parisienne ?
La Mère Brazier, c’est à Lyon et nulle part ailleurs. Et c’est rue Royale. Je ne crois pas au duplicata. Je m’occupe d’un restaurant à Kobe, au Japon et d’un autre à Dubaï. Oui, il pourrait y avoir un autre restaurant Mathieu Viannay, mais je ne pense pas. Je suis même content d’avoir enlevé mon nom de l’enseigne. Ce restaurant-ci, il a été créé bien avant moi et je ferai tout pour qu’il existe après moi. Je ne suis là que de passage. J’essaierai d’imaginer une transmission, une transition. Parce qu’ici, c’est un lieu. Tous les restaurants ne sont pas des lieux. Et celui-ci en est un très particulier. Il y a un esprit ici.

Pour vous, c’est quand le bonheur ?
Le bonheur, il doit se créer tous les jours. Il y a des gens qui génèrent le bonheur, question de caractère, de ce qu’ils dégagent. D’autres qui génèrent la poisse, la grogne. J’espère faire partie de la première catégorie. Avec la cuisine, en général, on génère plutôt du bonheur. Je suis d’une nature assez joyeuse. Je ne suis pas expansif. Enfin, il y a un temps pour le travail. J’aime travailler dans la bonne humeur mais avec sérieux. Après, quand on rentre chez soi, quand on part en sucette, on déconne, on lâche. Demandez à mes amis. Oui, j’ai sûrement deux facettes.

C’est quoi l’échappée belle de Mathieu Viannay ?
J’aime beaucoup le vin, la vigne. Au-delà de ça, je ne suis pas passionné par un truc spécialement. Je m’intéresse à beaucoup de choses. En dehors du travail qui me prend déjà un maximum de temps, je vis au gré de mes envies. Récemment, je suis allé voir une exposition à Anglet, près de Biarritz, une superbe expo à trois de BEN, Robert Combas et Jean-Luc Parant. Robert est un copain. Pour me vider la tête, j’adore les road trip avec des copains. En juin dernier, on est parti à quatre, de Lyon jusqu’à Porto, en voiture. On s’est arrêtés dans les vignobles, partout en France, en Espagne, au Portugal. On est passé par la Dordogne, visité un élevage d’esturgeons pour le caviar. On a pris les petites routes pour rallier Saint-Emilion, puis le pays basque. Il y a du bon vin partout, jusqu’à Porto. Et même si je suis parti fatigué, ça fait du bien. Vous revenez avec la tête libérée. J’ai besoin de ça.
Sinon, la famille bien sûr, mes fils de 20 et 22 ans. Le sport ? C’est plutôt à la télé. Je suis plutôt bon nageur, bon skieur. Le ski, c’est aussi prétexte à voyager ; j’aime cette idée-là. Moi, prendre la bagnole pour aller skier en Autriche, ça ne me coûte pas. J’adore. Mon gros 4×4 me transporte. Avec ça, je peux aller partout. C’est le cube, le même que Monsieur Paul. Je suis bien dedans. Confort et sécurité. Je ne suis pas un dingue de vitesse. Ce n’est pas ce qui m’intéresse. Il faut aller skier à Saint Anton, c’est de la haute montagne du Tyrol. Pour moi, les stations, c’est Val d’Isère ou les stations italiennes, une semaine par an, plus quelques week-ends.