C’est dans son salon dédié aux grenouilles qu’Alexandre Gauthier nous accueille pour une interview sous le signe de la bonne humeur. Entre confidences et révélations, attention à ne pas faire de c(r)oac.
Musique : l’album à télécharger
Dixit Dominus de Haendel, pas très actuel mais d’une efficacité redoutable pour mettre la tête et le ventre dans le même sens.

Selon vous, c’est plus difficile de reprendre le restaurant de son père ou de fonder son propre restaurant ?

Alexandre Gauthier : J’ai monté deux autres restaurants (Froggy’s Tavern, Anecdote) en plus de La Grenouillère que dirigeait mon père auparavant. Je suis revenu à l’auberge en 2003, je l’ai rachetée en 2006 et transformée en 2010, c’est peut-être plus long. Le plus difficile a été de trouver mon identité. J’ai eu beaucoup de chance car la transition s’est bien faite, peut-être parce que nous n’avons jamais travaillé ensemble. Il n’y a pas eu ce problème d’ego que les chefs et les hommes ont entre eux.

Pour faire votre cuisine, il faut plus être un créatif ou un technicien ?

Les deux mais il faut surtout une bonne dose d’imagination pour mettre en pratique ce que l’on a en tête. Il est essentiel de connaître les ingrédients dans leur ensemble, c’est-à-dire à tous leurs stades de maturité. À nous ensuite, en fonction de la saison mais aussi du territoire et des traditions dans lesquelles on évolue, de trouver un accord qui nous plaira. Pour résumer, on pourrait dire que les associations sont instinctives et la mise en œuvre technique.

Champagne à partager
Si je me laisse facilement tenter par un lait fraise ou une bière ch’ti, j’aime aussi l’élégance et la finesse du 100 % chardonnay Ruinart Blanc de Blancs 1996, accompagné de quelques rondelles de saucisson. Rien de plus chic qu’une grande bouteille avec un mets populaire !

Homard fumé au genièvre, huître-vanille, mûres-mélasse, coques-clémentine… Comment faites-vous pour trouver ces associations hors du commun ?

Je n’ai pas besoin de goûter pour trouver l’association qui va fonctionner. Généralement, j’utilise un cahier sur lequel je note toutes mes idées et je dessine le croquis de mon plat final. En bouche, les accords deviennent alors évidents.

Si c’est tellement évident, pourquoi ne les retrouve-t-on pas ailleurs ?

Parce que c’est une cuisine d’auteur, personnelle, intime. C’est une cuisine qui me ressemble, imaginée, pensée, créée, cuisinée et mangée dans ma maison. Il s’agit à la fois de la cuisine d’un lieu et le lieu d’une cuisine. Je pars du principe que notre seule obligation en cuisine est que le résultat soit à la fois beau et bon. Pour le reste, il faut se libérer des apriori et des certitudes qui mettent un frein à la créativité. Qui a dit qu’une orange devra être utilisée en dessert et un potimarron mixé pour faire de la soupe ? À partir du moment où vous vous mettez des limites, vous êtes cuit !

Une bonne cuisine pour Alexandre Gauthier, c’est quoi ?

C’est une cuisine qui est faite avec cœur et envie, toutes les cuisines sont légitimes si elles sont honnêtes et bonnes. Une purée de pomme de terre-jambon, ça peut être délicieux ! Avoir envie d’y mettre le doigt à même l’assiette pour en lécher le fond en est la meilleure preuve.

Mûre, cassis, mélasse
Mûre, cassis, mélasse
© Arnaud Dauphin Photographie
Rieur et généreux, c’est avec fierté qu’Alexandre Gauthier nous livre les clés de son succès.
Rieur et généreux, c’est avec fierté qu’Alexandre Gauthier nous livre les clés de son succès.
© Arnaud Dauphin Photographie
Ustensile à avoir
Quoi qu’il arrive, j’ai toujours deux ou trois cuillères rangées dans la poche de mon pantalon. De cette manière, je peux piocher facilement là où j’ai envie. Récemment, je viens de compléter ma collection avec une fourchette à huit dents, plus difficile à transporter !

On a l’impression qu’en venant chez vous, soit on adore, soit on déteste. N’y a-t-il pas de demi-mesure ?

C’est une impression je vous rassure, sinon il y a longtemps que je me serais inquiété. Une toute petite minorité de personnes ont des avis très tranchés sur ce que doit être la gastronomie, quitte à en oublier cette notion de liberté et de personnalité. Je n’ai pas la prétention de détenir la vérité mais une chose est sûre, je cuisine comme si je le faisais pour moi et je n’ai aucunement envie de rentrer dans une routine à dérouler le même menu en boucle, comme un disque enrayé. Si un jour ça devient le cas, je changerai de métier.

Si je dis que la grenouille est votre produit fétiche, je ne vais pas faire un c(r)oac ?

Pas fétiche mais plutôt emblématique. On ne peut pas s’appeler La Grenouillère et ne pas savoir les cuisiner ! Elles peuvent être traditionnelles – à l’ail et au persil frais -, simplement grillées à la plancha ou barbecue avec un peu de basilic et de brocolis grillés, mais aussi meunières, avec quelques citrons confits, déglacées à la sauce soja et au jus de bœuf, ce qui leur donne un côté moelleux et caramélisé en même temps.

Pour vous, le secret d’un bon plat à La Grenouillère, c’est quoi ?

Est-ce que je l’ai déjà mangé ? Est-ce qu’il a ma personnalité ? Est-ce que c’est bon ?Est-ce que j’ai envie de le faire partager, d’en parler ? Le secret d’un bon plat réside tout d’abord dans sa simplicité mais c’est justement ce qui n’est pas simple. La netteté et la lecture visuelle d’un plat sont fondamentales lorsqu’on joue sur les trompe-l’œil comme le blanc d’œuf gui-mauve-vinaigrette aux entrailles de poissons, ce qui ne signifie pas forcément que l’on doit être dans la symétrie.

Voiture tendance
Une Shelby Toyota 2000 GT et une Jaguar D-Type verte 1 place, ce sont deux voitures qui ont remporté les 24 h du Mans et que je viens d’acheter à l’échelle 1/43 pour jouer avec mon fi ls, car à chaque fois je me retrouve avec le camion pizza !

C’est votre manière d’être rebelle ?

Non, car il n’y a pas cette notion de vouloir interpeller, juste une volonté d’être moi-même. J’ai une cuisine très ramassée sur elle-même, les ingrédients se touchent car ils se mangent ensemble. Beaucoup de mes plats peuvent aussi être monochromes car je ne mélange pas plus de trois ingrédients. Certains sont même monoproduits, ce qui est le cas pour un dessert réalisé uniquement à base de chips de pelures de pommes – comprenant jusqu’à 7 variétés différentes -, d’une glace à la sève et au bois de pommier.

Cette année, vous avez obtenu 5 Toques au Gault & Millau et faites partie des 17 meilleurs restaurants français… La seconde étoile, vous y croyez toujours ?

Pourquoi je n’y croirais pas, je n’ai que 36 ans ! Après, on ne peut pas convaincre tout le monde. Je ne cherche pas à être différent ou à rentrer dans un moule. Je fais la cuisine qui me correspond, qui me ressemble, avec sincérité et singularité.

Vous avez un attachement particulier pour les chefs Michel Bras, Pierre Gagnaire et René Redzepi (Noma**, Danemark). Expliquez-nous ?

Ce que j’aime chez ces personnes-là, c’est qu’elles furent toutes les premières dans le même domaine à proposer une nouvelle vision. Il y a une vraie différence entre l’artiste et l’artisan. Parfois trop précoce, il est souvent compris sur le tard mais se révèle quelques années après comme l’initiateur d’un mouvement nouveau, il y a du génie dans ces hommes-là et c’est rare. Michel Bras et Pierre Gagnaire en sont deux vrais bons exemples.

Aujourd’hui, quelle vision portez-vous sur votre métier ?

Je suis cuisinier, chef-propriétaire par la force des choses mais je suis avant tout le leader d’une équipe qui insuffle un esprit, une envie, une direction pour une maison, une cuisine. Être chef de cuisine, c’est être capable d’amener un plat dans un cadre différent de celui que l’on connait déjà, avec surtout, le même amour que lorsqu’il sort du four de notre grand-mère.