Après une matinée partagée entre travaux, visite de la ferme et admirateurs venus à l’improviste, Marc Veyrat s’octroie un passage éclair en cuisine pour reprendre quelques forces. Fin prêt, c’est d’un pas décidé qu’il s’assied face au Mont-Blanc et se prête sans hésitation à l’exercice de l’interview. Face au microphone, le chef dresse le bilan et nous livre quelques informations croustillantes.

Si je vous dis Manigod, ça vous évoque quoi ?

Marc Veyrat : Ma famille y avait une ferme d’hôtes qui accueillait les chasseurs. A son époque, mon grand-père était déjà un précurseur. Sans le savoir, il a ouvert la première ferme d’hôtes de France en 1926. A l’époque, on vivait en autarcie. Les clients étaient attablés sur une seule et même table et ensuite, ils aidaient aux tâches ménagères et faisaient la vaisselle. En partant, lorsqu’ils demandaient combien ils devaient, mon père répondait : « vous donnerez ce que vous voulez… ».Voilà ce dont je me souviens.

En quoi revenir sur la terre de vos ancêtres est-il un atout ?

Un chef sera encore plus créatif s’il s’investit dans sa région et prend en compte son environnement. Je n’aurais certainement pas pu réaliser une cuisine de sous-bois si je n’avais pas vécu en alpage dans le monde paysan. Lorsque vous êtes toute la journée dans les alpages, vous assimilez une mémoire des senteurs, des forêts, des plantes, des prairies,… c’est quelque chose de difficilement définissable.

Vous avez appris le métier de cuisinier avec votre père, comment se passait les relations au quotidien ?

Mon père m’a transmis les relations qu’il avait avec la terre et non ses qualités de cuisinier comme on aurait pu l’imaginer. Il m’a appris l’élevage, le fourrage, l’amour du jardin et surtout le respect de cette terre qui nous nourrit au quotidien.

Avant de décrocher cette première étoile en 1985 à l’Eridan, était-ce quelque chose que vous visiez ?

Au départ, non pas du tout. Pour moi, j’étais paysan avant d’être cuisinier. J’élevais mes brebis et à côté de ça, je préparais les plats qui me faisaient plaisir dans ma brasserie située en contrebas de la ferme. Ce n’est que lors de mon départ pour Annecy à l’Eridan que j’ai pris conscience qu’il était possible d’aller plus loin. C’est ici que j’y ai fait mes premières armes dans le monde de la gastronomie. Et puis, de fil en aiguille, les étoiles se sont enchaînées, ça a été le boute-en-train : Guide Michelin, Gault & Millau,…

Truite sauvage de nos lacs alpins, émulsion de serpolet
Truite sauvage de nos lacs alpins, émulsion de serpolet
© Arnaud Dauphin Photographie
Yaourt de foie gras virtuel, jus d’Oxalis des bois, hostie au Carvi
Yaourt de foie gras virtuel, jus d’Oxalis des bois, hostie au Carvi
© Arnaud Dauphin Photographie
J’étais paysan avant d’être cuisinier.
Marc Veyrat

Vous êtes considéré comme l’un des avant-coureurs de la cuisine française, quels sont les chefs qui vous ont inspiré ?

En premier lieu, je répondrais essentiellement mon père et mon grand-père. Ils ont su mettre en place une relation de témoignage entre la terre, l’alimentaire et l’homme. Plus tard, dès mes premiers pas en cuisine, Paul Bocuse a toujours été un homme que j’ai beaucoup admiré. Pour moi, il a marqué et marquera à jamais la cuisine française à travers le monde : grâce à lui, nous sommes devenus des cuisiniers aubergistes.

A vos débuts, quels plats aurais-je pu trouver à votre carte ?

Je me souviens d’un millefeuille de pommes de terre à la berce sauvage. A l’époque, c’était à contresens de ce qui se faisait. Lorsqu’on montrait à nos convives ce qu’on leur servait, ils n’en revenaient pas, c’était extraordinaire.

Vous êtes l’un des premiers à avoir intégré la cuisine moléculaire et les herbes aromatiques dans votre cuisine, vous considérez-vous comme un précurseur ?

On se doit d’être des modernistes, on n’a pas le droit d’être archaïques. Seulement attention tout de même à ne pas inclure la cuisine moléculaire à toutes les sauces. Utilisée avec excès, elle peut s’avérer dangereuse. En voie de disparition ces dernières années, il n’en restera que l’essentiel c’est-à-dire les cuissons à l’azote qui apportent de nouvelles techniques. Autrement, pas besoin de faire le spectacle avec des artifices. Placer l’aliment sous votre palais en sera tout autant efficace. C’est en mâchant que vous développez les arômes.

Marc Veyrat
© Arnaud Dauphin Photographie

Vissé sur votre tête, on vous distingue facilement grâce à votre chapeau, pourquoi en avoir fait votre emblème ?

Communiste et anticlérical, mon grand-père refusait que j’aille à l’école du village. A cinq ans à peine, je faisais près de cinq kilomètres à pied matin et soir pour me rendre à l’école laïque. Le soir, épris de remords, il venait me chercher avec son troupeau de chèvres et de moutons à la sortie de l’école. Je l’embrassais et je n’attendais qu’une chose, qu’il me tende son chapeau. Dedans, il y glissait toujours quelques fraises des bois, myrtilles, et autres framboises. L’histoire du chapeau est née là.

Vous le gardez même en cuisine ?

Oui toute la journée mais je vous rassure, je ne me couche quand même pas avec ! (rires)

A 64 ans, vous auriez pu prendre une retraite paisible, pourquoi avoir décidé d’ouvrir La Maison des Bois ?

J’ai beaucoup de choses à donner et à transmettre. A 64 ans, je ne suis pas vieux ! (rires) Les jeunes sont formidables et se doivent de préserver la terre qui est notre principal fournisseur et source de vie.

La patte Marc Veyrat c’est quoi ?

C’est une cuisine créative, pastorale et minérale. Le choix du terme pastoral évoque le contact avec la nature. Vous prenez votre canne, vous montez dans les bois, vous traversez les champs et les prairies. Minérale, fait référence à ce que vous trouvez dans le sol. Cette dernière est un axe que j’avais déjà exploré lorsque je possédais encore mes trois étoiles. Désormais situé au cœur des montagnes, nous l’approfondissons chaque jour un peu plus. En étant continuellement au fait du sujet, nous sommes meilleurs qu’avant.

A 1600 mètres d’altitude, La Maison des Bois surplombe la vallée.
A 1600 mètres d’altitude, La Maison des Bois surplombe la vallée.
© Arnaud Dauphin Photographie

Si vous étiez une herbe, vous seriez…

Je suis fasciné par le Calament. Elle est déroutante, espiègle, chatoyante, féminine, incompréhensible. Seule plante putassière, elle regroupe quatre familles d’arômes parmi lesquels la rose, l’œillet, le menthol et le serpolet, chacune identifiable séparément. Tout ça dans une seule plante, c’est explosif ! Pour moi, il s’agit certainement de la plus belle plante de montagne au monde. C’est la Reine des Prairies, la Reine des sous-bois, on a envie de la comprendre, de la toucher, de l’aimer avec comme une impression de résistance.

Depuis l’ouverture de la Maison des Bois il y a 1 an, l’étoile ne vous manque-t-elle pas ?

Aujourd’hui, je dis toujours que nos étoiles les plus précieuses, ce sont nos clients. En fin de repas, ils se réunissent et partagent ensemble leur digestif.

Vous êtes le seul chef à avoir obtenu deux fois « 3 étoiles » au Guide Michelin et deux 20/20 au Gault & Millau. Pensez-vous avoir la primeur de ce titre encore longtemps ?

La nouvelle génération est remplie de talents et je suis fier de faire partie de cette grande famille qu’est la gastronomie française. Le métier que nous faisons est difficile. Pour réussir, la première étape est de l’aimer. En revanche, si les jeunes d’aujourd’hui ont plus de technique que nous au même âge, on assiste avec la vague Internet, à une homogénéisation des cuisines. Les grands cuisiniers de demain seront ceux qui auront compris que la réussite repose dans l’identification. Sous-entendu, est-on capable de reconnaitre une cuisine les yeux fermés ? Si Internet est un outil contemporain devenu essentiel, il y a une chose que l’on ne trouvera pas en un clic : les arômes de la cuisine d’auteur.

Vous êtes un chef aguerri, certains chefs vous impressionnent-ils encore ?

J’ai beaucoup de respect pour les grands chefs et la cuisine en générale. Je souhaiterais simplement leur lancer un signal d’alarme. S’ils ont toujours fait preuve d’attention en terme de qualité gustative, il faut aller encore plus loin en veillant à l’impact des produits sélectionnés sur la santé publique.

Avec Yoann Conte, Emmanuel Renaut, Jean Sulpice, David Toutain, etc. On parle souvent de la génération Veyrat, quelle est la recette de ce succès ?

J’ai cette chance d’être un écorché vif. Je peux être le plus grand père spirituel comme le plus détestable. Si j’enfile le premier costume pour quelqu’un qui le mérite, l’aventure se transformera en une véritable histoire d’amour et de partage. C’est ce qui s’est passé avec tous mes « élèves ».

Je peux être le plus grand père spirituel comme le plus détestable.
Marc Veyrat

Concrètement, derrière les fourneaux, ça se passe comment chez Marc Veyrat ?

La cuisine chez nous a une autre dimension. Elle démarre avec un panier sous le bras dans la nature. Le fait de ne pas démarrer sa journée devant un fourneau apporte une vision psychologique, intellectuelle et philosophique complètement différente. En salle également les choses se font autrement et ce grâce à Hervé Audibert, une personne exceptionnelle qui a beaucoup fait évoluer notre maison. C’est un homme moderne qui allait aussi facilement en cuisine qu’en salle car il avait compris que le client dépendait de cette alliance.

Vous êtes fier de vos élèves ?

Mes élèves sont véritablement ma plus grande fierté. Je ferais tout pour les aider. Ma seconde fierté, c’est ma fondation qui s’adresse aux plus jeunes d’entre nous. Je veux les sensibiliser sur ce qui est bon. Cette expérience est véritablement hors du commun. Ce message-là, je voudrais que tous mes élèves le reprennent et le transmettent à leur tour.

Enfin, vous déclarez être l’homme le plus heureux au monde, expliquez-nous ?

Il n’y a pas un cuisinier qui puisse être plus heureux que je ne le suis même si, au quotidien, mon comportement peut être un peu rude. Je suis sur la terre de mes parents, je suis passionné, je n’ai qu’à sortir pour aller cueillir mes herbes, je suis avec mes chèvres, mes moutons,… je suis un homme comblé, face au Mont-Blanc j’ai une vue incroyable, j’ai réussi à retranscrire l’architecture que j’avais imaginé avec la mémoire des gens qui ont vécu avant moi. J’ai la sensation de vivre un rêve. Pour moi, c’est une sorte d’apothéose intellectuelle même si l’on n’atteindra jamais la finalité car la vie, nous en apprend tous les jours. On a une cuisine complètement diabolique qui est bien supérieure à ce que l’on faisait avant, non seulement techniquement mais surtout parce qu’ici, nous sommes au centre de la nature. Les arômes se cristallisent, c’est une véritable révolution.