La cuisine a toujours fait partie de ses passions, mais Eric Jambon n’en a fait son métier que sur le tard. Ex-informaticien, il a franchi le pas à 36 ans, faisant de ses études et de son parcours hors du commun une force : sa cuisine atypique, empreinte d’énergie et de numérologie, a permis au restaurant du Domaine des Séquoias d’obtenir une étoile en 2014.

Après des années d’informatique, vous êtes passé à la cuisine. Pourquoi une telle reconversion ?

J’ai mis les pieds en cuisine à la fois tôt et tard. Enfant, j’allais souvent à la pêche ou à la chasse attraper quelques étourneaux avec mon oncle. Je m’amusais à les habiller, les cuire et les préparer. Bien qu’ayant de la famille dans la cuisine, ce n’était qu’un passe-temps pour moi et je ne voulais pas en faire mon métier. J’ai donc passé mon bac et je suis allé à la fac. Ma passion a évolué : j’adorais faire à manger aux copains le dimanche et aller sur les marchés. Alors que je me lançais dans l’informatique, mes amis me disaient souvent « Tu devrais monter un restaurant tellement c’est bon ! ». J’ai répété pendant dix ans que ce n’était pas mon métier, puis j’ai commencé à y croire un peu et c’est la conjonction de plusieurs événements qui m’a mené derrière les fourneaux : quand j’ai démarré ma société d’informatique, j’ai rencontré le patron de Radio France à Lyon qui m’a mis en contact avec Paul Bocuse pour qui j’ai créé l’une des premières boutiques en ligne. Un beau jour, je lui ai demandé si je pouvais passer en cuisine. Il a ri et m’a dit « quand tu veux avec les cheveux courts et les ongles propres ». Le lundi suivant, j’étais à l’auberge de Collonges.

Vous avez donc appris sur le tas et sur le tard ?

 J’ai beaucoup appris chez Paul Bocuse. Je n’avais même pas les bases d’un CAP comme la plupart des jeunes cuisiniers, mais quand on a la trentaine passée, on sait pourquoi on est là, on arrive avant tout le monde, on part après tout le monde et on apprend cent fois plus vite. J’étais convaincu que l’ambiance en cuisine n’allait pas me plaire mais ça a été tout le contraire, j’ai adoré le côté presque militaire.

Que vous a apporté la cuisine que ne vous apportait pas l’informatique ?

 En informatique, j’étais en manque de reconnaissance. Quand je créais des outils ou des sites, je m’appliquais beaucoup à faire des choses très ergonomiques, très léchées et j’étais très frustré parce que le client ou l’utilisateur final était souvent dérangé du fait que l’on bouleversait un peu ses habitudes. Ce n’est pas la même chose en cuisine, déjà parce qu’on est dans l’acte nourricier qui est un acte maternel. Même si on fait des erreurs au début, la reconnaissance que l’on a est cent fois supérieure que lorsqu’on fait un beau logiciel ou un beau site. C’est ce que j’ai le plus adoré au début, malgré les difficultés.

Photo : Cherrystone

Aujourd’hui vous êtes à la tête du restaurant du Domaine des Séquoias que vous avez repris il y a près de 15 ans. En quoi vous ressemble-t-il ?

 A l’ouverture de mon restaurant, j’avais deux convictions. D’abord, ce qui me plaisait quand je cuisinais pour mes amis, c’était de faire à manger ce que je voulais. Ensuite, dans beaucoup de restaurants, je ne trouvais pas de corrélation entre une appellation un peu pompeuse sur la carte et ce que je retrouvais dans mon assiette. J’avais la conviction qu’une carte ne servait à rien. Dans mon restaurant, je voulais faire ma cuisine, raconter des histoires en enchaînant un certain nombre de plats pour faire découvrir et goûter plusieurs petites choses. Après avoir testé plusieurs formes et intitulés, je propose désormais des menus avec 7, 9 ou 11 histoires qui correspondent à de petits plats. Quand je vais en salle j’explique aux clients que j’ai voulu raconter une histoire : un voyage à Barcelone parce que je fais cuire une seiche pendant 12 heures ou encore un souvenir de plongé avec une encre explosée au bord de l’assiette.

Vous dites que vous avez une “démarche intellectuelle de la cuisine”, en quoi consiste-t-elle ?

Dans ma cuisine, j’exploite différentes disciplines comme la numérologie ou la bioénergie, j’aime ramener à l’inconscient collectif, à nos souvenirs, notre culture. C’est une démarche connotée intellectuelle mais qui correspond à mes convictions personnelles. Quand j’entends un chef dire qu’il suffit de savoir bien cuire et bien assaisonner pour cuisiner, cela m’effraie ! Au delà de ça, il y a plein de disciplines que nous abordons peu mais qui apportent beaucoup à la cuisine. La numérologie en fait partie. Par exemple, si je taille mes feuilletés en respectant le nombre d’or, il y aura une résonnance naturelle. Le trois c’est la trinité, le cinq c’est l’humain car on a cinq doigts et cinq sens, le sept c’est la terre, les sept continents. Si on exploite ces basics-là, on donne une certaine lisibilité à sa cuisine. J’aime aussi explorer l’intention et l’énergie que l’on transmet à un produit en le travaillant. Quand on fait un plat avec amour et avec passion, sa perception dans l’assiette du client est différente que si on le prépare avec énervement ou dégoût.

Comment élaborez-vous un plat ?

J’essaie souvent de faire des choses un peu incongrues avec de très bons produits. Je suis toujours à l’écoute du producteur et je lui demande son avis. Côté technique, j’aime retrouver des pistes anciennes. En ce moment, on travaille par exemple bœuf un peu comme un gâteau, de façon assez millimétrée, et on sort des clous en l’assaisonnant avec un jus de poisson fermenté, du cassis et du pop corn animal (réalisé avec une couenne déshydratée cassée, frite et soufflée). J’aime bien annoncer ce plat aux clients car je vois leurs yeux s’écarquiller. Finalement, ce grand écart terre-mer marche très bien car le jus de poisson fermenté est un garum, cette sauce de poisson que les Romains utilisaient pour saler et qui s’accorde merveilleusement bien avec la viande.

Le gras et le sucre font l’objet de beaucoup de controverses. Y êtes-vous attentif et votre cuisine a-t-elle évolué ces dernières années ?

 Mes convictions personnelles me poussent effectivement à faire un peu attention. Nous avons par exemple enlevé le beurre sur les tables au bénéfice d’une très bonne huile d’olive, mais il est vrai qu’une belle cuisson au beurre reste inégalable. Je pense qu’il ne faut pas devenir intégriste et que le principal est de rester fidèle à soi-même. J’entends les polémiques sur certains produits, je sais que je ne peux pas m’en passer mais je décide d’en mettre moins et j’essaie de trouver des alternatives. Avant, on détendait une purée de légumes à la crème fraîche. J’utilise désormais du lait de riz et je me suis rendu compte que ça révélait le goût du légume. Faire des tests est devenu un réflexe chez nous et nous avons de bonnes surprises.

Pour un autodidacte comme vous, recevoir une étoile a du être une belle récompense. Quel est votre prochain objectif ?

A force d’entendre les clients dire que nous méritions une étoile, nous l’espérions. Les années ont passé sans que nous soyions dans le palmarès et j’ai fini par me dire que ce n’était pas pour moi. C’est à ce moment-là que nous l’avons obtenue. Alors, après l’euphorie, on se demande ce qu’on va faire avec ! J’ai décidé de ne pas me mettre la pression et de faire mon travail du mieux possible. Surtout, j’ai adopté une stratégie avec ma brigade. Je leur ai dit : nous avons une étoile, je vous propose d’aller vers la deuxième, et alors non seulement nous allons progresser, mais en plus le seul risque que l’on court c’est de garder la première.

Photo : Cherrystone
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