Etant fils de fonctionnaires, devenir cuisinier a-t-il été plus difficile que les autres ?
Alexandre Bourdas : Pendant longtemps, mes parents et moi avons eu un discours différent. Diriger quatre sociétés et gérer vingt-cinq salariés, ils n’ont pas pu me l’apprendre mais malgré ça, ils ont toujours eu confiance en moi. Grâce à leur expérience et nos discussions parfois houleuses, ils m’ont appris que l’on pouvait être un patron différent.
Le métier de cuisinier implique des conditions très dures. Il ne vous est jamais arrivé de vouloir tout abandonner ?
Je ne serais pas là où j’en suis aujourd’hui si je n’avais pas essuyé quelques plâtres, fait un million de bêtises et réaliser de temps à autre, une cuisine inintéressante. Quand vous lisez un livre de cuisinier, vous avez l’impression que nous sommes tous des Brad Pitt de la cuisine. Les photos sont parfaites, les recettes sans aucunes fautes mais peut-être, pourrait-on expliquer comment en est-on arrivé-là.
En 2001, vous partez au Japon pour l’ouverture du restaurant Toya, que retenez-vous de cette parenthèse ?
Personnellement, j’apprends à me connaître parce que l’on est en immersion totale. Lorsqu’on emménage avec Delphine, on n’a pas de meubles. Les japonais étant de petite taille, on passe par un magasin qui nous les commande depuis l’Italie. Pendant quatre mois, on vit par terre avec une télévision, le temps que le conteneur arrive. Vous réapprenez tous les gestes de la vie quotidienne, aussi bien à manger qu’à dialoguer. Pour l’ouverture du restaurant, on a pris chaque produit japonais que l’on a mangé cru, salé, poché, grillé… jusqu’à en obtenir une cartographie complète. Sur place, la phase d’apprentissage avec l’équipe se fait petit à petit. J’achète un téléphone pour pouvoir communiquer avec ma brigade mais au final, il n’a jamais sonné car les japonais ne dérangent pas les personnes possédant une position hiérarchique supérieure.
Côté cuisine, les japonais possèdent-ils une longueur d’avance sur nous ?
Ils n’ont pas d’avantage sur la cuisine française, ils ont simplement leur cuisine à eux. En France, nous sommes des gaulois, c’est le sanglier qui rôtit, on est des franchouillards. Au Japon, ce sont des samouraïs. Ils ont une finesse et une rigueur qui leur donne une définition de la précision plus aboutie que la nôtre. Dans les relations humaines, être gaulois à certains avantages. Les discours et les relations avec les autres sont directes, il n’y a pas de filtre.
Le poisson a une place primordiale au Sa.Qua.Na. Doit-on forcément y voir une influence japonaise ?
Je ne suis pas fan du mot « influence » car oui, j’ai vécu au Japon, mais je suis avant tout un aveyronnais qui vit en Normandie. Le Japon fait partie de ma vie, je travaille avec, mais ce n’est pas pour autant que je fais des sushis et que je mange japonais. Ce qu’il y a de très mauvais, c’est lorsque les cuisiniers français et japonais essaient de mixer les deux cultures en réalisant par exemple, un bœuf bourguignon à la sauce soja. On reste ici sur de l’interprétation. Par contre, si vous cuisinez un turbot poêlé au beurre et que vous rajoutez de la sauce soja au jus de citron pour apporter ce côté salin, vous restez sur une cuisine française qui, à un moment donné, a incorporé un ingrédient japonais pour assaisonner à la française.
© Arnaud Dauphin
En 2006, vous ouvrez Sa.Qua.Na. Pourquoi avoir choisi Honfleur ?
Avant d’ouvrir mon restaurant, je fais une pause à mon retour du Japon. Pendant un an, je développe un site Internet et j’écris qui je suis, ce que je fais, je poste des photos, je mets les choses à plat. à ce moment-là, l’idée d’ouvrir mon restaurant devient de plus en plus présente. Rapidement, j’élimine la Bretagne car je n’ai pas d’attache avec la région. Je me concentre alors sur la Normandie avec une seule interdiction, tout sauf Honfleur. Puis, je tombe sur un local abordable, petit et kitch. L’aventure démarre.
En cuisine, la patte Alexandre Bourdas, c’est quoi ?
Comme il n’y a pas de guide dans ma cuisine, je passe partout. Je peux aussi bien utiliser des pâtes que préparer des viandes ragoûtées ou des plats que l’on mange avec les doigts. On est le premier restaurant à servir une soupe en entrée, un bouillon qui ouvre l’appétit et vient apporter de la fraîcheur (ndlr : bouillon clair à la citronnelle, citron vert, noix de coco et huile de Combava servi avec un médaillon de lotte poché). Je revendique le fait d’être un homme libre dans tout ce que je fais. Je ne m’enferme dans aucun code ni style.
En janvier prochain, vous cassez tout de A à Z, cela signifie-t-il que vous reprenez tout à zéro ?
Après quelques travaux, on s’est aperçu qu’il y avait des problèmes structurels sur le bâtiment. On est donc contraint de tout détruire, du sol au plafond sur trois étages, pour un budget estimé aux alentours du million d’euros. Mis à part la cuisine qui est mon ADN, tout va changer. Les grandes lignes qui définissent un restaurant gastronomique vont être complètement revues à commencer par le service, l’écologie ou encore la lecture commerciale, car c’est aussi ça être entrepreneur. En salle, les serveurs auront la même tenue qu’en cuisine car chaque personne doit être ambivalente. On travaille dans la même maison, un cuisinier doit autant pouvoir amener une assiette à table qu’un serveur, retirer un plat du feu.
Quelles compétences faut-il aujourd’hui pour réussir ?
Il faut respecter le client tout autant que les personnes avec qui vous travaillez. Ma grand-mère me disait « si tu veux gagner 15 €, apprends déjà à en perdre 10 ». Pour réussir, il faut d’abord savoir investir en premier. Une belle langoustine ça se paye, un personnel confirmé également.
Aujourd’hui à 43 ans, vous vous dites quoi : je suis à 10 % de mon potentiel de création, tout reste à faire dans les prochaines années ou bien : j’ai passé trop de temps en cuisine, je ne veux pas passer à côté de moments importants ?
Ce serait un mélange des deux. Je suis arrivé à la maturité de ce que je suis capable de faire en cuisine sans devoir me préoccuper de ce qui se fait autour. Je m’y vois encore quinze ans et après je partirai dans l’Aveyron pêcher la truite avec mon frère. La cuisine est importante mais il y a tellement de choses à découvrir autrement. J’ai besoin de faire du sport, de voir mes amis ou encore de voyager pour trouver mon équilibre.