Tandis que la petite cité maritime honfleuraise dort encore, Alexandre Bourdas est déjà sur le qui-vive. A la veille du premier week-end prolongé de la saison, les cuisines du Sa.Qua.Na sont en ébullition pour accueillir ses premiers convives, le soir-même. Parallèlement au bruit des casseroles, c’est bientôt l’effervescence des caméras qui va prendre le dessus. A sept heures tapantes, nous sommes au rendez-vous, prêts à cuisiner notre invité aux petits oignons. Caméra, appareil-photo, dictaphone… tout est branché pour rentrer dans l’univers singulier de notre hôte. A la tête de son restaurant depuis neuf ans, l’aveyronnais devenu normand d’adoption, n’a qu’un seul objectif en tête, faire plaisir et se faire plaisir en mitonnant la cuisine de ses envies. Avec près d’une centaine de recettes élaborées par an -desserts compris- il met au service de sa création, ses rencontres, voyages et souvenirs qui, le jour venu, s’entremêlent pour créer une explosion de saveurs venues d’ailleurs. Considéré à tort comme le porte-parole de la cuisine japonaise, celui qui se dit fier d’être gaulois a une réponse bien claire envers ses détracteurs, « ceux qui trouvent que ma cuisine est japonaise sont des gens qui ne connaissent pas le Japon. Un japonais qui vient chez moi ne retrouve pas le Japon dans son assiette », nous confie-t-il en interview. Loin des sushis, Yakitori et autres bouillons à la sauce soja, Alexandre Bourdas nous livre sa version de la cuisine, libre et sans contraintes. Bienvenue au Sa.Qua.Na.

© Arnaud Dauphin Photographie

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TRAVERSÉE DU DÉSERT
Si pour Alexandre Bourdas, le succès est aujourd’hui au rendez-vous, la route a été longue pour l’obtenir. À ses débuts, en 2006, l’aveyronnais essuie les plâtres. Après dix mois de recherches pour trouver un local et quatre mois de travaux, le restaurant ouvre ses portes avec au programme, pas de carte mais un seul menu, gastronomique. Pendant plusieurs mois, c’est la traversée du désert, « A l’époque, on est ouvert que le soir avec une offre réduite -sans fruits de mer, ni supplément, avec une seule viande et un seul jus de fruits- et une cuisine particulière. Lorsque les gens franchissent le pas de la porte, ils repartent aussitôt car ils y trouvent un menu entier à la place d’une carte. » Même si les temps sont durs, l’aveyronnais continue d’y croire, bien loin de changer son fusil d’épaule. « J’aurais pu mettre des fruits de mer pour rentrer un peu d’argent mais ce n’était pas ce que je voulais. En fin de compte, j’ai appliqué la politique du « si tu n’as pas de baskets, tu ne rentres pas ». De cette manière, les gens savent ce qu’ils vont manger lorsqu’ils viennent au Sa.Qua.Na. » Récompensée, cette prise de risque le sera à la suite d’un article paru dans un grand canard parisien. Neuf mois plus tard, tout s’enchaîne à commencer par l’obtention de la première étoile au Guide Michelin.

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UN PASSAGE OBLIGÉ
Persévérant, Alexandre Bourdas l’a toujours été pour arriver à ses fins. Depuis son premier stage derrière les fourneaux, en passant par une école hôtelière aux méthodes éducatives d’une autre époque, jusqu’aux travaux titanesques qui s’annoncent prochainement dans son restaurant, le ruthénois n’a jamais baissé les bras. En effet, rien ne prédisait ce fils de fonctionnaire à devenir cuisinier. Mais c’était sans compter sur l’attrait pour les bonnes choses du jeune garçon. « J’ai toujours entendu ma grand-mère dire, toi tu es trop gourmand, tu seras cuisinier ». Quelques années plus tard, les prédictions de grand-maman ne tardent pas à se réaliser, « je voulais devenir cuisinier car j’aimais manger. J’imaginais qu’en étant derrière les fourneaux, je pourrais manger encore plus ». A quatorze ans, l’adolescent enchaîne les caisses de haricots verts et les tartes aux pommes montées à la chaîne, pour le compte d’un cuisinier-traiteur de la région. Décidé à poursuivre l’aventure, c’est à l’école hôtelière de Saint-Chély-D’apcher en Lozère, qu’Alexandre Bourdas fait ses classes. Seul établissement qui accepte son dossier, il terminera tant bien que mal ses quatre années au rythme des cours pratiques, des leçons de théologie, des douches froides hebdomadaires et des dortoirs glacials avec un seul objectif en tête, intégrer une brigade qui saura le faire progresser. C’est tout d’abord chez Michel Guérard, le pape de la nouvelle cuisine, qu’il étanchera sa soif d’apprendre, mais ce sera vraisemblablement son passage chez Michel Bras qui lui ouvrira le plus de portes. Après quelques mois en tant que commis, Alexandre rempilera pour deux années d’études supérieures sur les conseils du chef avant de le retrouver six ans plus tard. Service militaire oblige, il enfile le costume de cuisinier particulier pour le compte d’un ministre. Souvent absent, les moments en cuisine se font rares, troqués par l’attente et les courses parisiennes à 200 km/h pour satisfaire les envies de fromage corse du ministre lorsqu’il se faisait présent.
DÉBARQUEMENT EN NORMANDIE
Après cette parenthèse de dix mois, c’est en Normandie qu’Alexandre atterrit, « je tombe amoureux et je suis une fille qui m’emmène en Normandie. Rapidement, je m’aperçois que j’ai fait un mauvais choix de restaurant et de fille aussi. J’appuie sur reset et je pars, direction Bayeux, sous la houlette de Luc Mobihan au château de Sully ». à trois derrière les fourneaux, il décroche l’étoile avant de rejoindre les cuisines de Régis Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid. « J’aime beaucoup ce que fait Régis mais sa cuisine ne me correspond pas. Très minutieuse et travaillée. » Le jeune homme décide alors de retourner sur sa terre natale, chez une vieille connaissance. Après quelques mois à la tête du service pâtisserie d’un restaurant trois étoiles -chez Michel Bras- le Château de Sully l’appelle pour lui proposer son premier poste de chef. Véritable dilemme, il saisit l’occasion et quitte l’Aveyron sur les quelques mots du chef Bras lui disant, « notre histoire n’est pas finie, il faut que l’on construise encore ensemble ». A 29 ans, tous les projecteurs sont tournés vers lui : sacré grand de demain par le Gault & Millau, les effectifs en cuisine passent de 2 à 7 personnes et le restaurant affiche complet à l’avance. Alors qu’il commence à prendre une image forte sur le Château de Sully, le jeune chef a envie de nouveauté et quitte la Normandie.
« Je voulais devenir cuisinier car j’aimais manger. J’imaginais qu’en étant derrière les fourneaux, je pourrais manger encore plus »
VOYAGE EN TERRE INCONNUE
A 800 kilomètres de-là, Michel Bras lui propose d’être le nouveau chef de son restaurant au Japon, Toya. Après cinq jours de réflexion, Alexandre et sa compagne Delphine, s’envolent direction l’inconnu. A l’arrivée, tout est à construire, « on débarque avec un ébéniste et un architecte et là on découvre que tout est à faire. Le onzième étage est vide et l’ouverture est prévue dans six mois ». Installé dans la province d’Hokkaido à trois quart d’heure de route du village le plus proche, Toya est niché dans le grenier du Japon. Recouverte d’un manteau de neige cinq mois durant, la presqu’île offre aux expatriés des conditions climatiques extrêmes. « Le matin on coupe le chauffage à gaz car si vous partez plus de huit heures, ce seront les pompiers qui devront le réenclencher. Donc chaque soir, lorsque vous rentrez, il fait -10°C à l’intérieur ». Plongé en immersion totale, le français enrichit son disque dur gourmand au détour de situations parfois cocasses, « il m’est arrivé de revenir avec du sel à la place du sucre. Lorsque vous ne savez pas lire et que personne ne vous comprend, les choses peuvent se compliquer assez rapidement ».

© Arnaud Dauphin Photographie

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UN REPAS SANS FRONTIÈRES
Désormais, gingembre, wasabi et sauce soja garnissent le réfrigérateur du français aux côtés du beurre et de l’huile d’olive. S’il possède l’avantage de connaître les deux cultures, ce n’est pas pour autant qu’Alexandre Bourdas a cédé au mélange des deux cuisines. Depuis ses fourneaux, le chef compose, assemble, confectionne et assaisonne sans aucun code ni interdit. D’un bouillon aux influences thaïlandaises, au ragoût de haricots verts de sa maman en passant par une salade au Xérès ou un poisson étuvé qui rappellera la tendreté d’un sashimi, la cuisine du Sa.Qua.Na est pleine de surprises. Dès le début du repas, le ton est donné avec l’amuse-bouche signature du restaurant. Crêpe soufflée grâce au contact de la chaleur, la Pascade a un parfum d’enfance. Servie dans une assiette à partager, elle ne laisse personne indifférent au point que sa recette est bien gardée. Seuls ingrédients que l’on a réussi à lui soutirer, de la ciboulette fraîche ciselée, un parfum d’huile de truffe et quelques grains de sucre qui lui donnent son côté si addictif. De ce dîner, je retiens la cuisson presque translucide et l’onctuosité du lieu au beurre noisette et bergamote, la fraicheur et légèreté du bouillon clair citronnelle, noix de coco et huile de Combava façon Dashi, ou encore la douceur et la gourmandise du tempura de rouget grondin, relevé à point par un condiment d’échine de porc. Je n’oublie pas non plus le fondant de la poulette farcie à l’aveyronnaise -œufs, pain, ail et épinards- servie sous une pâte à raviole de cresson et recouverte de copeaux de chèvre sec râpés. Enfin, je quitte l’occident pour l’orient avec un dessert gorgé de soleil dans lequel, le parfum des agrumes vient délicatement réveiller celui de la pâte d’amande douce. A l’heure du terminus, cette cuisine d’auteur me laisse un goût de reviens-y. De Rodez à Honfleur en passant par Hokkaido, je suis prête à embarquer pour un second tour du monde des saveurs.