A 58 ans, Alain Ducasse n’a jamais eu autant de projets en tête. Loin de penser à lever le pied, le gascon a toujours besoin d’être rassasié. Visionnaire et initiateur d’une nouvelle gastronomie basée sur le triptyque poisson, céréales, légumes, il assume ses choix et sa différence. Pour nous convaincre, nous lui avons confié le temps d’un reportage, les rênes du magazine. Alors, à lui de jouer !

Carte blanche. Voilà la seule consigne qu’Alain Ducasse avait pour proposer une nouvelle identité au restaurant gastronomique du palace emblématique de l’Avenue Montaigne. Il ne fallait pas un mot de plus pour que la machine Ducasse se mette en route. Réfractaire à une gastronomie poussiéreuse, il veut s’affranchir des mauvaises habitudes qui perdurent. Après plusieurs semaines de réflexion, il est temps pour le chef de rendre sa copie. Au menu, il propose alors une trilogie composée de moins de sel, moins de sucre et moins de gras pour manger plus sain et durable. Elaborée autour de trois familles d’ingrédients, le poisson, les légumes et les céréales, elle promet l’expression de la cuisine dans son plus simple appareil face à une technique qui elle, reste en retrait. Fier de livrer cette interprétation très personnelle de la cuisine qu’il souhaite exercer, c’est non sans mal qu’il lui faudra convaincre le directoire, « la direction de l’hôtel y était fermement opposée. J’ai alors posé mes conditions et j’ai dit ce sera comme ça, sinon vous ne changez rien mais ce ne sera pas avec moi », nous confie-t-il en interview. Fier et ambitieux, Alain Ducasse ne regrette pas, sept mois après la réouverture de l’hôtel, d’être sorti de sa zone de confort pour proposer la cuisine qui lui correspond. Bienvenue dans une nouvelle ère, celle de la naturalité.

Plaza Athenee
Plaza Athenee
© Pierre Monetta

UNE IDEE BIEN ANCREE

Têtu, Alain Ducasse fera mûrir son idée pendant près de vingt-sept années au cours desquelles il essuiera les échecs d’une vision peut-être trop avant-gardiste, ce qui ne l’empêchera pas de persévérer. Le 27 mai 1987, Le Louis XV à Monaco prend des airs de tables champêtres en plein cœur de la riviera : le jeune chef de 28 ans y propose un menu 100% légumes. « à l’époque, nous en vendions trois par jour, aujourd’hui nous faisons carton plein. Au fil des années, les mœurs ont changé ce qui m’a permis de franchir le pas en ouvrant un restaurant entièrement dédié à ce mode de vie. C’est sûr que l’on a perdu 5 à 10 % de nos clients mais on va très certainement en trouver 60% d’autres. » Vous l’aurez compris, l’attirance d’Alain Ducasse pour une culture raisonnée ne date pas d’hier. Fils d’exploitants agricoles, il est élevé sur les terres gasconnes au milieu des poules, des canards et des oies.  « Plus jeune, je me rendais au jardin pour ramasser ce que nous allions manger le midi même. Ensuite, on épluchait, écossait, nettoyait,… mon initiation, c’est ma grand-mère qui cuisinait les produits du jardin et de la ferme. » Très vite, il acquiert le respect des produits de la terre et n’a qu’une idée en tête, les cuisiner. Si ses parents lui mettront quelques bâtons dans les roues, sa ténacité l’emportera. A 16 ans, il intégrera le lycée de Talence près de Bordeaux où il y fera son premier apprentissage chez le maestro de la nouvelle cuisine, Michel Guérard. Son ambition et sa soif de réussite mûriront au cours de cette expérience. S’en suivront ensuite un passage chez Gaston Lenôtre, Roger Vergé ou encore Alain Chapel au nord de Lyon avant de fouler ses premiers pas de chef au restaurant de l’hôtel Juana à Juan-les-Pins pour lequel il décrochera sa première étoile. La suite de l’histoire on la connaît : succès à Monaco, 3 étoiles au restaurant le Louis XV, triomphe à l’Hôtel du Parc à Paris, ouverture de son premier concept Spoon à l’étranger, arrivée au Plaza Athénée à la suite de la prise de poste de François Delahaye, ancien directeur de l’hôtel du Parc, ouverture de la chocolaterie Alain Ducasse et j’en passe.

"Mon inititation, c'est ma grand-mère qui cuisinait les produits du jardin et de la ferme."
Alain Ducasse
Plaza Athenee
Plaza Athenee
© Pierre Monetta
Plaza Athenee
Plaza Athenee
© Pierre Monetta
La brigade autour de Romain Meder et d'Alain Ducasse
La brigade autour de Romain Meder et d'Alain Ducasse
© Antony Florio

UNE EMPREINTE VIVANTE

Derrière chaque cuisinier se cache un maraîcher, un pêcheur ou encore un éleveur. Souvent peu valorisés, Alain Ducasse décide de lever le voile sur ce qui est servi dans notre assiette. Avec lui, pas de surprise, tout est inscrit noir sur blanc. Tous les poissons sont issus d’une pêche durable et saisonnière distillée sur les côtes de Bretagne et de Provence par les mareyeurs Gilles Jégo et Bernard Agostinelli. A bord, chaque mouvement est calculé. Les poissons sont saignés en trois points différents de manière à éviter la répartition des toxines dans les chairs et la perte des qualités organoleptiques. Le cahier des charges est tout aussi exigeant pour ce qui est des légumes et des céréales. Cultivés en biodynamie et provenant de très petites exploitations, ils poussent là où la terre saura préserver leur goût et leur tendresse.

Alain Ducasse, Romain Meder et Alain Baraton
© Guillaume Czerw

« J’ai une vision globale d’une expression locale, je suis un cuisinier glocal »

Alain Ducasse

 

UNE CUISINE GLOCALE

S’il voyage sans cesse pour glaner de nouvelles idées, Alain Ducasse s’interdit formellement de faire du copier-coller. Ainsi, il préfère retenir un état d’esprit, un sentiment, en bref, une certaine vision globale de ce qu’il a ressenti. « J’ai une vision globale d’une expression locale, je suis un cuisinier glocal.» Pour mieux se rendre compte de cette manière de penser, il faut se rendre à 10 000 kilomètres de Paris. C’est ici, au Japon, qu’Alain Ducasse puise la vivacité d’esprit de sa cuisine en empruntant quelques-uns des préceptes de la cuisine Shojin pratiquée dans les temples bouddhistes. Limitée uniquement à l’utilisation de légumes et de céréales, elle est inscrite sur la base du dialogue. D’après une sœur qui a consacré sa vie à ce mode de vie, la première chose à faire serait « d’écouter les légumes pour qu’ils nous disent comment ils veulent être préparés ». Désormais, en cuisine, les produits s’expriment dans leur plus simple appareil. Carottes, endives, poireaux, artichauts, oignons nouveaux,… sont juste colorés avec un filet d’huile d’olive dans un sautoir en cuivre, ce qui permet de conserver toutes les saveurs et d’ajouter à cela une once de croquant. Dans l’assiette, les sauces bien trop riches ont laissé la place à des jus de légumes -courts- à saucer sans modération. Dès le début du repas, le ton est donné : une eau glacée composée de carotte blanche, pomme, gingembre, betterave blanche et citron me rafraîchit le palais, prêt à en découdre. De ce repas, je retiens le mariage explosif entre les lentilles du Puy et le caviar doré, l’onctuosité et la gourmandise de la pâte de cacahuètes -servie avec un filet de maquereau et du fenouil- ou encore la crème de pois chiche onctueuse garnie de tartare de pagre et de grains de citron caviar, petits mais costaud ! Je n’oublie pas non plus le fondant des poireaux et le croquant de l’artichaut issus du potager de la Reine à Versailles ou encore le riz noir de Camargue, croquant et légèrement torréfié, servi avec des coquillages, une réduction de vin rouge et de poisson. Dès la première cuillère, je suis réveillée par un ouragan de saveurs iodées, je dévore la mer. Enfin, je terminerai cette parenthèse enchantée avec une composition pour le moins volcanique. A chaque bouchée de sorbet et d’écorces confites, j’ai l’impression de croquer dans l’essence même du citron. Si les goûts et les couleurs ne se discutent pas, une chose est sûre, j’oublie le temps d’un repas les tracas du quotidien. Alors, mission réussie monsieur Ducasse ?

Alain Ducasse
© Antony Florio