Au Clos des Sens, une carte n’aura jamais aussi bien porté son nom. Sur la couverture cartonnée, une cartographie simplifiée situe le restaurant, mais surtout, le style de cuisine. Perché sur la colline d’Annecy-le-Vieux, l’établissement jouit d’une situation exceptionnelle avec la proximité de trois lacs : le lac d’Annecy, bien sûr, le lac du Bourget et le lac Léman. C’est dans cette nature majestueuse que Laurent Petit et son épouse Martine s’installent en 1992. Entre étendues d’eau cristalline et montagnes, le charme opère instantanément dans le coeur de ce fils de boucher-charcutier, originaire de Haute-Marne.
© Photo : Matthieu Cellard
© Photo : Matthieu Cellard
La nai-sens d’une vocation
Pour l’annécien d’adoption, la cuisine n’a pas toujours été une évidence. Pourtant biberonné à la terrine de campagne, au saucisson et au pâté en croûte, il ne souhaite pas reprendre l’affaire familiale. « Les odeurs de chair cuite et de fumaison sont ancrées en moi. Ça a bercé toute mon enfance. Même si j’éprouvais un grand respect pour le savoir-faire de mon père, le métier manquait d’élégance et de préciosité à mon goût », raconte- t-il. Il se lance alors dans la cuisine, sans rechigner, mais sans grande conviction. Il fallait bien se trouver un métier. Au fil du temps, et après un déclic révélateur, ce choix de raison deviendra une réelle vocation. Il poursuit : « Je m’en souviens comme si c’était hier. Pâques 1984. C’est encore très clair, très présent dans mon esprit. Je me retrouve en stage, totalement par hasard, chez Michel Guérard. J’avais 21 ans et quelques années derrière les fourneaux mais jamais au sein d’un restaurant gastronomique. Un véritable électrochoc ! Je découvre pour la première fois des recettes d’une technique et d’une finesse incroyables ! »
Tomber sous le sens
Pendant 23 ans, Laurent Petit démontrera toute l’étendue de son talent à travers des plats où le homard, le foie gras et d’autres mets de luxe sont érigés au rang de stars. Et puis la crise de la cinquantaine s’est invitée, jusque dans sa cuisine. Avec humour, il avoue avoir fait son « cooking-out » en février 2015. « Je me suis rendu compte que je n’avais plus de temps à perdre. Le gros de ma carrière derrière moi, j’ai eu envie d’y aller à fond. De me libérer entièrement. Laisser libre court à mes idées, laisser parler ma personnalité ! » Le toqué repense alors toute son approche de la cuisine et élimine les ingrédients introuvables dans les alentours. « J’ai ouvert les yeux sur mon environnement. C’est-à-dire un territoire, et non pas un terroir, où l’on rencontre plus de pêcheurs que d’éleveurs de race à viande. Voilà pourquoi je n’en propose pas à la carte. Mais attention, il ne s’agit pas de dire que je suis un restaurant sans viande, mais plutôt d’expliquer que je me fournis uniquement avec ce que je trouve localement », martèle-t-il. Cette nouvelle carte blanche, où tout est à construire, l’oblige à explorer sa région de fond en comble pour élaborer de nouvelles recettes. Il réalise que de nombreux trésors, jusqu’alors inconnus, sont à portée de main. « Il a fallu en arriver là pour me rendre compte qu’il y a des mines de sel à Bex en Suisse à même pas 2 h de route. J’ai trouvé des gens faisant des agrumes à Borex, des lentilles à Genève, du safran à 3 km… S’il n’y a pas la passion et le travail de ces gens-là, les producteurs, je n’existe pas, je ne fais rien. Et ça, je ne l’oublie pas ! »
En un mot comme en un sens, le goût
Avec sincérité, Laurent Petit s’approprie son territoire. De sa cuisine se dégage une certaine pureté, une évidence. Il révèle l’essence du produit, sans jamais toucher à son innocence. La preuve par trois.
La féra.
Ce salmonidé nage dans les lacs alpins, plus particulièrement dans les eaux Lé man. Sa chair ferme et délicate ouvre le bal d’un menu qui lui accordera plusieurs danses. De la tête à la nageoire, Laurent Petit soigne le fi let autant que l’arête et la peau. Cette dernière se déguste comme une chips, biseauté e, fragile et subtile. Quelques bouché es plus tard, c’est un bouillon de féra fumé e dans lequel barbotent de minuscules moules zébrées. Après quoi elle se dé voile d’une manière inattendue. Ses œufs séché s, à la manière d’une poutargue, assaisonnent un omble chevalier. L’ambre iodée apporte une puissance discrète, sans voler la vedette à celui qu’elle sublime.
Les écrevisses.
Dans un cérémonial intrigant, les écrevisses encore vivantes paradent devant les convives. Après quelques explications sur celles que l’on nomme les « homards du Léman », elles arrivent dans tous leurs états, pour révéler tout leur éclat. À commencer par une fi ne dentelle réalisée à partir d’une
bisque, un moucharabieh comestible renfermant la chair nue, fouettée par du raifort. C’est ensuite dans un petit cocon que les queues sont très légèrement saisies par un thé (d’écrevisse) fumant. Aucun apparat si ce n’est la vérité du crustacé. Puis c’est au tour du crémeux des têtes, servi dans une petite cuillère. Et dans un ultime acte, la royale – sorte de flan – d’écrevisses vient clore le spectacle.
La chicorée.
Lorsqu’on y pense, difficile de ne pas avoir en tête cette boisson infâme, soit disant l’amie des petits-déjeuners. Un mauvais genre bien éloigné de la création insolite et stupéfiante servie en dessert. La tarte chicorée rappelle qu’ici, le chef joue la carte de l’audace et du local sans jamais faillir. Pas de café cultivé et produit dans le coin ? Tant mieux, dans un
sens. La contrainte libère la créativité et donne cette interprétation brillante, rare. Une tarte chicorée donc, dans un écrin de meringue évanescente, subtilement torréfiée et caramélisée. Sur le dessus, une fine pellicule dans l’idée d’un café glacé… Preuve s’il en est que Laurent Petit n’a vraiment, vraiment, pas froid aux yeux.