Clémence Rouyer : Tu nous reçois ici dans un cadre assez exceptionnel puisque nous sommes chez toi, dans ton potager, face à la mer. Tu emmènes souvent des journalistes ici pour faire une interview ?
Mauro Colagreco : Non ! (rires) Il arrive que l’on fasse quelquefois des reportages photos dans le potager mais des interviews sous un mandarinier, c’est assez exclusif !
C.R. J’ai vu que tu étais d’origine italienne, comme moi. On devrait bien s’entendre du coup ?
M.C. Oui, c’est exact. Mes grands-parents maternels étaient italiens, un peu comme vous. J’ai donc des racines italiennes. En revanche, du côté de mon père, les mélanges sont plus nombreux et rassemblent plusieurs pays tels que l’Espagne, l’Argentine ou encore l’Inde. Il faut avouer que c’est un peu la mondialisation dans la famille.
C.R. Pour préparer cette interview, j’ai pris en compte les désirs de nos lecteurs qui souhaitent que l’on soit plus proche des chefs dans leur quotidien et dans leur vie intime. Ça te fait peur ?
M.C. Ça dépend ! (rires) Je suis réservé mais pas non plus timide. Vous venez déjà de passer sous les vêtements qui sont en train de sécher dans le jardin, donc vous savez tout !
C.R. Si demain, l’émission Cauchemar en cuisine se lançait en Argentine, serais-tu prêt à devenir le prochain Philippe Etchebest sud-américain ?
M.C. J’y réfléchirais sans doute à deux fois car j’ai déjà participé à la première saison de Top Chef en Italie en tant que juré, et je me suis à nouveau engagé pour la saison 2. Le concept de l’émission Cauchemar en cuisine est intéressant mais je pense qu’il est un peu trop éloigné de ma réalité. Il y a beaucoup de show et de mise en scène.
C.R. En Italie, les candidats de l’émission Top Chef sont-ils meilleurs qu’en France ?
M.C. En France, je me suis arrêté à la troisième saison dans laquelle j’avais deux de mes anciens engagés, Norbert Tarayre et Denny Imbroisi. En Italie, on a eu une année expérimentale qui était très intéressante. J’ai été très impressionné par l’évolution des candidats en l’espace d’un mois et demi. Après, les Italiens ont une approche très sentimentale, contrairement aux Français qui restent plus concentrés sur la technique. C’est un choix culturel.
C.R. En Italie, les jurés se mettent-ils eux aussi en scène pour affronter les candidats ?
M.C. Non pas encore ! Nous n’intervenons que ponctuellement. Ça m’est arrivé une fois. Chaque juré pouvait intervenir cinq minutes pour aider un candidat.
C.R. Et… as-tu réussi à lui porter chance ?
M.C. Oui, il a gagné !
C.R. Tu as visité 58 pays, y a-t-il une région que tu n’as pas encore explorée ?
M.C. J’ignore tout de l’Afrique. Je connais aussi une grande partie de l’Asie mais il me reste encore plusieurs pays à découvrir. Prochainement, je pars en Inde. Ça risque d’être pimenté côté cuisine mais j’adore ça !
C.R. Selon le magazine anglais The Restaurant, le Mirazur est le 6ème meilleur restaurant du monde. Ce n’est pas trop rageant de ne pas être dans le Top 5 ?
M.C. Non, c’est déjà énorme ! (rires) Lorsqu’on était onzième, on nous demandait déjà si ce n’était pas frustrant de ne pas être dans le top 10, et maintenant nous y sommes. Avec ce genre de classement, ça ne suffit plus d’être un bon restaurant. Les gens veulent dire qu’ils ont mangé dans l’un des meilleurs restaurants au monde.
C.R. Malgré cette très belle 6ème place, on ne peut pas s’empêcher de penser à cette 3ème étoile qui manque à ton palmarès…
M.C. Je suis ravi même sans la troisième étoile, car jamais je n’aurais pensé un jour en arriver là. Je pourrais très bien tout arrêter demain, je n’ai pas besoin de plus.
C.R. Dans la vie, tu es plutôt un mec stable ou bien c’est l’adrénaline qui te guide ?
M.C. Avec les années, j’essaie de prendre un peu de recul mais je suis assez sanguin. Après tout, on n’a qu’une seule vie et il faut la vivre intensément. Je serais frustré de faire le même métier jusqu’à 80 ans. L’homme se rajeunit en découvrant d’autres choses.
C.R. Tu ne te vois donc pas devenir le prochain Georges Blanc ?
M.C. Non, pas du tout ! (rires) Même si j’ai beaucoup de respect pour son travail.
C.R. Est-ce que cette philosophie de vie est ce qui explique que tu aies arrêté tes études de littérature pour rentrer en école hôtelière ?
M.C. Ce bagage m’a permis de m’enrichir. Il est certain que je ne mettrai pas mes enfants à quatorze ans dans un lycée hôtelier. Pour réussir dans la cuisine, il faut avoir une certaine ouverture d’esprit. Notre métier va au-delà de la technique.
C.R. En 2016, tu te sens plus français ou argentin ?
M.C. Que ce soit dans ma cuisine ou dans ma vie, je ne distingue pas trop les frontières. J’accorde plus d’importance à l’intelligence de l’homme qu’à sa nationalité.
« J’accorde plus d’importance à l’intelligence de l’homme qu’à sa nationalité. »
C.R. Tu retournes souvent en Argentine ?
M.C. En moyenne quatre fois par an.
C.R. Pour y faire quoi ?
M.C. Pour voir ma famille mais aussi pour explorer de nouvelles régions. L’Argentine est cinq fois plus grande que la France, donc il n’y a pas de quoi s’ennuyer. J’aime beaucoup aller en Patagonie pour pêcher la truite avec mes enfants et depuis trois ans, je participe à un programme qui s’appelle Origines, créé pour préserver des savoir-faire ancestraux. Pour cela, je pars à la rencontre de tribus autochtones d’Amérique latine.
C.R. Selon toi, où manges-t-on le mieux : en France, en Italie, en Argentine ?
M.C. En Italie, les trattorias – petits bistrots italiens – sont vraiment très conviviales. En Argentine, on a de très bonnes viandes que l’on associe avec de nombreuses influences européennes. La France a quant à elle une très belle cuisine gastronomique. L’Arpège*** d’Alain Passard, le restaurant David Toutain*, Septime*, le Pavillon Ledoyen de Yannick Alléno*** ou encore l’Astrance*** de Pascal Barbot font partie de mes favoris.
C.R. Tous, à l’exception du chef Yannick Alléno, ont fait comme toi leurs armes chez Alain Passard. Simple coïncidence ?
M.C. Il est certain qu’Alain Passard a marqué ma vision de la cuisine.
C.R. Tu te considères comme un passardien ?
M.C. J’ai passé deux ans et demi rue de Varenne (Paris 07). C’est un chef très intuitif. Je l’ai vu remonter de la chambre froide avec un oignon et faire un plat magnifique avec. En cuisine, c’est vraiment un grand maître.
C.R. C’est donc réellement important de parler à son légume ?
M.C. Hors contexte, ça peut sembler anecdotique. Écouter une cuisson permet de savoir si un légume est agressé ou non. Lorsqu’on possède cette sensibilité à écouter le légume, on pourrait presque cuisiner les yeux fermés.
C.R. Il y a 3 ans, le Mirazur figurait à la 24ème place. Un autre restaurant français te devançait, il s’agissait de celui du chef Alain Passard, l’Arpège***. Aujourd’hui, la roue a tourné, on peut dire que l’élève a dépassé le maître ?
M.C. Difficile de dire que la cuisine de Massimo Bottura est meilleure que celle d’Alain Passard ! C’est très subjectif. Je pense qu’il faut se servir de ce classement comme un guide qui puisse permettre à chacun d’avoir une notion des restaurants dans lesquels il faut avoir mangé au moins une fois dans sa vie.
C.R. Quand tu seras un vieux de la vieille, tu voudras que l’on se souvienne de toi ou de ta cuisine ?
M.C. Je serai sans doute en train de peindre quelque part sur terre mais j’espère que l’on se souviendra de ma cuisine bien sûr ! C’est ce qui restera.