Dans sa forteresse hissée le long du rocher mentonnais, le Che[f] Colagreco bouscule les frontières. À trente-neuf ans, cet Italo-argentin formé sur le vieux continent a réussi à faire de son QG le meilleur restaurant de France*.

Dictaphone, carnet de notes, stylo en double exemplaire… J-1 avant le grand départ, ma check-list est presque remplie. Programmées depuis un mois déjà, les prochaines quarante-huit heures risquent d’être sport. Comme lors d’un marathon, les premiers mètres sont les plus éprouvants. Après avoir emprunté quatre trains en l’espace de huit heures, j’arrive enfin ! À peine sortie de mon cocon climatisé, j’en viendrais presque à regretter ma grisaille parisienne. Mon jean me colle à la peau, mes lunettes glissent sans le moindre hochement de nez, mes orteils peinent à respirer dans mes chaussures en toile et mon téléphone, qui me sert de GPS, pourrait facilement faire cuire un œuf au plat. Il est dix-sept heures et le mercure azuréen dépasse la barre des 35 °C. Situé entre mer et montagne, à deux pas de la frontière italienne, c’est chez lui, au Mirazur à Menton, que Mauro Colagreco nous a donné rendez-vous. Élu sixième meilleur restaurant du monde et meilleur restaurant de France par le classement The World’s 50 Best Restaurants en 2016, désigné Cuisinier de l’année 2009 par le guide Gault & Millau, détenteur de deux étoiles au Guide Michelin et décoré de l’ordre de chevalier des Arts & des Lettres, le palmarès du chef de trente-neuf ans est digne de celui d’une rock-star de la cuisine. Pourtant rien ne prédestinait ce rêveur à l’âme de poète à faire valser les fourneaux.

C’est sur les hauteurs de la cité mentonnaise, à 50 mètres du poste de frontière franco-italien que Mauro Colagreco a hissé sa forteresse.
© Anthony Lanneretonne
Difficile de quitter l’écran devant cette vue panoramique de la baie de Menton, à couper le souffle.
Difficile de quitter l’écran devant cette vue panoramique de la baie de Menton, à couper le souffle.
© Anthony Lanneretonne

4ème de couverture
Originaire de La Plata, chef-lieu de la province de Buenos Aires, il est le fruit de la mondialisation. Fils d’un père comptable argentin et d’une mère notaire d’origine italienne, le petit dernier d’une famille de quatre enfants se voit bien jongler avec les mots, à l’image d’un grand penseur sud-américain, Pablo Neruda. Esprit libre et onirique, Mauro Colagreco décide finalement d’appliquer la maxime du carpe diem. Il troque sa plume pour une valise de couteaux en intégrant l’école hôtelière de la capitale argentine. Quinze années lui seront alors nécessaires pour trouver les bonnes sources, fi celer l’intrigue et peaufiner le style de son roman éphémère. Parmi ses maîtres à penser, Loiseau, Passard, Guy Martin ou encore Alain Ducasse seront de la partie. Au sommaire de ce soir, la lecture s’organise en trois actes : long, court ou version bout de chou. Pour moi, ce ne seront pas moins de sept chapitres avalés tout cru en l’espace de trois heures. Dès l’introduction, l’histoire prend forme et me met l’eau à la bouche. Pâte de fruit betterave et crème de chèvre ; toast d’amarante, lard Colonata et pomme verte ; friture de calamars et encre de seiche, le décor est planté. Le chef puise son inspiration dans le terroir local. Poissons et crustacés de la Grande Bleue, fruits et légumes de son propre jardin, beurre et fromages fermiers de montagne font rêver les food trotteurs en quête de panorama d’exception. Au menu de ce soir, la première escale sera sous-marine. Sous son allure charnue – presque charnelle -, son altesse la princesse Tarbouriech a du caractère. Très iodée, il suffit d’une mauvaise vague pour la transformer en rouleau compresseur. Pour monter sur la crête de la vague, Mauro Colagreco nage à contre-courant. Il joue sur les goûts et les textures pour tromper nos palais. Croquante et juteuse, la poire Williams nous en met plein la pomme. Espiègle et malicieuse, la crème d’échalotes acidulée apporte à ce coquillage un goût de reviens-y. Composées de farine de tapioca, les perles du Japon – pouvant symboliser les perles de culture – apportent quant à elles un jeu de texture complémentaire.

Face à la Grande Bleue, dans le jardin du chef transformé en potager, plus de seize variétés de tomates poussent comme des champignons. Green Zebra, noire de Crimée ou encore cornue des Andes sont cueillies chaque matin avant d’être tranchées à la main à l’aide d’un couteau cranté. Presque translucides, les tomates nous dévoilent tous les secrets de leur anatomie. Parsemées d’huile de safran, de feuilles de sarriette, d’une gelée d’eau de tomate, de jus et de glace de melon, elles retranscrivent en image le portrait d’une nature bien vivante.

Trois fois par semaine, Mauro Colagreco franchit la frontière pour rapporter, le meilleur de l’Italie.
Trois fois par semaine, Mauro Colagreco franchit la frontière pour rapporter, le meilleur de l’Italie.
© Anthony Lanneretonne
Citrons, ails, tomates, courgettes, à Vintimille, les halles du marché sont bien remplies.
Citrons, ails, tomates, courgettes, à Vintimille, les halles du marché sont bien remplies.
© Anthony Lanneretonne
Si Mauro Colagreco a conservé les sauces dans ses plats, il les cependant adaptées au climat mentonnais, souvent brûlant.
Si Mauro Colagreco a conservé les sauces dans ses plats, il les cependant adaptées au climat mentonnais, souvent brûlant.
© Anthony Lanneretonne
À la veille de l’automne, les cèpes pointent déjà le bout de leur nez.
À la veille de l’automne, les cèpes pointent déjà le bout de leur nez.
© Anthony Lanneretonne

Entracte
En cuisine, le froid laisse désormais la place au chaud. Sous l’œil avisé du maestro, Antonio Buono et Davide Garavaglia, les deux seconds du chef Colagreco, dictent le rythme. Énoncés en français ou en italien, les bons ne font qu’un bon. Ici, l’à-peu-près n’est pas le bienvenu. Dressés un à un, pas question de prendre les haricots pour des mikados. S’ensuivront deux filets de saint-pierre fumés au foin, disposés sur une crème de céleri rave et une émulsion de coquillages. Dans l’œil du viseur, Antonio me fait signe que c’est pour moi. Ni une, ni deux, je quitte les coulisses pour retrouver, en première ligne, le spectacle nocturne de la cité mentonnaise. Moment culminant de l’intrigue, le calamar de Bordighera et sa sauce Bagna Cauda me permettent de mieux comprendre le personnage principal. « Pour réussir dans la cuisine, il faut avoir une certaine ouverture d’esprit. Notre métier va au-delà de la technique », confie-t-il. Féru d’histoire, Mauro Colagreco utilise chacun des ingrédients pour exprimer la sienne. Juste snacké sur la plancha, le calamar prend des airs de spaghettis et s’enroule naturellement autour de la fourchette. À la place des cardons traditionnellement servis avec la sauce piémontaise, Mauro choisit l’artichaut épineux. Enfin, les feuilles de pimprenelles rappellent quant à elles les fameuses noisettes du Piémont. Entre deux plats, j’en profite pour piocher dans la panière à pain. Véritable traquenard, je mords à l’hameçon. Trempé dans un fi let d’huile d’olive au citron de Menton et gingembre, le « pain du partage » devient rapidement addictif.

Pour le seconder, Mauro Colagreco a fait appel au talent de deux italiens, Antonio Buono et Davide Garavaglia. 
Pour le seconder, Mauro Colagreco a fait appel au talent de deux italiens, Antonio Buono et Davide Garavaglia. 
© Anthony Lanneretonne
En salle, on s’affaire aux derniers préparatifs avant le coup de feu de midi. 
En salle, on s’affaire aux derniers préparatifs avant le coup de feu de midi. 
© Anthony Lanneretonne

Épilogue
Comme la fin d’une série à suspense, le fi let de canard de Challans, sauce curry vert, chips de céleri et compoté d’oignon à la chlorophylle met un point final à mon excès de gloutonnerie. Cuit sur le coffre avant d’être finement coupé, je n’en retiens que la quintessence du goût. Nos pérégrinations continuent à coup de flashs-back enfantins avec à la clé, un tête-à-tête en compagnie de la reine de Barbarie. En granité, en gelée, en coulis et sous forme de pana cotta, elle dégaine ses super saveurs les unes après les autres. Enfin, notre show se termine avec un final acrobatique 100 % méditerranéen. Naranjo en flor – littéralement « l’oranger en fleur » – fait monter la température. À travers différents jeux de textures, orange, safran et amande se superposent sans rester fi gés. De quoi alimenter nos rêves jusqu’à l’aube.

Vous l’aurez donc compris, à chaque nouvelle journée son chapitre. Au fil des pages, le chef troque sa veste de cuisinier pour un teeshirt noir, sobre, presque banal. Serait-ce une tentative pour se fondre incognito dans le bourdonnement du marché de Vintimille ? Acte manqué. Véritable star locale, le brun ténébreux dégaine ses yeux revolver devant les pièces du cru les plus authentiques. Amanites des Césars, cigales de mer, beurre fermier ou encore gorgonzola rejoignent sa liste de courses. Cabossés, sales et plutôt moches, ils n’ont pas peur de se montrer tels qu’ils sont. Ici, les aliments ne prennent pas des airs de contrefaçon. Après une heure trente de troc, on n’échappe pas au véritable cappuccino, servi en italien, avant de repasser la frontière. Quelques heures avant de démarrer un nouveau service, c’est chez lui que nous nous rendons pour sceller le dénouement de notre rencontre. Dans son jardin d’Eden, le chef italo-argentin a levé les frontières pour planter un no man’s land. Perché au-dessus de la côte, face à la mer, il nous livre à cœur ouvert ses souvenirs d’enfance, ses plus belles rencontres, ses doutes mais aussi ses projets pour une fi n au goût de success-story.

Pour réussir dans la cuisine, il faut avoir une certaine ouverture d’esprit.
Mauro Colagreco