Crinière indomptable, barbu et tatoué, Florent Ladeyn n’a pas vraiment la tête de l’emploi. Sous ses airs de Viking, ce géant du Nord prône la green attitude. Anti-malbouffe, il a su faire de son terroir son véritable garde-manger. Rencontre avec un nordiste qui n’a pas froid aux yeux.

Steenvoorde, Godewaersvelde, Steenwerck, Wormhout… vous l’aurez compris, cette saison, on met le cap au nord. De l’Europe ? Eh bien non ! Souvent trompeuses, les apparences aiment nous mener en bateau. Célèbre pour ses gaufres, ses chicons et ses baraques à frites, c’est à mi-chemin entre Lille et Dunkerque, plus précisément à Boeschepe, que je me rends pour rencontrer notre hôte. Ici, les façades en briques ocre remplacent les immeubles haussmanniens, les bistrots de quartier se métamorphosent en estaminets et les champs de houblon supplantent ceux de blé le long des plaines fertiles de l’Houtland. Bienvenue dans les Flandres, celles que Jacques Brel se plaît à surnommer son « plat pays ». À tort selon notre autochtone qui, sous ses airs de Viking, a exploré les cinq monts qui nous entourent plus d’une fois. Dans le pays des géants, Florent Ladeyn a gravi les sommets un à un. Parti de rien, ce fils d’aubergiste un tantinet rebelle a su faire de son terroir sa poule aux œufs d’or. Du haut de ses presque un mètre quatre-vingt-dix et de ses cent kilos, il donne le tempo. Et ça marche ! La liste des réservations de l’Auberge du Vert Mont annonce « complet » deux mois à l’avance. Loin du « star système », il n’est pas là pour conquérir les étoiles. « Tu ne deviens pas cuisinier pour avoir des étoiles, il faut arrêter ! Pour moi, le meilleur restaurant de la région, c’est celui qui est complet », lâche-t-il. Celui que l’on surnommait tantôt le « bloempot » – pot de fleur en flamand – a pris du plomb dans la tête. Jusqu’au-boutiste sans être polémiste, il casse les codes et tant pis si ça déplaît.

Florent Ladeyn
Florent Ladeyn
© Anthony Florio
Parti de rien, ce  fils d’aubergiste un tantinet rebelle a su faire de son terroir sa poule aux œufs d’or.
Parti de rien, ce fils d’aubergiste un tantinet rebelle a su faire de son terroir sa poule aux œufs d’or.
© Anthony Florio
Sans étiquette, Florent Ladeyn distille une cuisine qui lui ressemble, vraie et explosive, sans triche ni artifices.
Sans étiquette, Florent Ladeyn distille une cuisine qui lui ressemble, vraie et explosive, sans triche ni artifices.
© Anthony Florio

100 % indépendant
Pourvoyeur de produits locaux à 99,5 % – à l’exception du sel -, il a posé un embargo sur le poivre, les épices, le chocolat, la poudre d’amande et bientôt le café qu’il compte remplacer par de la chicorée au malt. « Ceux qui cuisinent avec des produits qui viennent de l’autre bout du monde sont des chefs qui sont en manque cruel d’inspiration. Ils achètent un fruit africain qui est cueilli par des enfants qui gagnent trois centimes par jour pour qu’on leur dise ensuite qu’ils sont créatifs. » Sans étiquette, Florent Ladeyn distille une cuisine qui lui ressemble, vraie et explosive, sans triche ni artifices. « Certains disent qu’ils font avec ce qu’ils ont, eh bien nous, on fait avec ce que l’on est. » En effet, pas question de remplacer les topinambours rôtis et les tranches de navet crues par un carpaccio de langoustines serties de quelques grains de caviar. « C’est facile de prendre les meilleurs produits et de refacturer le menu à 150 € par tête, mais qu’est-ce que ça doit être triste d’avoir un restaurant où la clientèle ne nous ressemble pas ! » À trente-deux ans, le gamin du cru est chez lui et il compte bien y rester. Exit les Business Angel qui pourraient transformer le rêve en cauchemar. « Il n’est pas question que l’on se prostitue et que l’on devienne un endroit élitiste où l’on passe de la musique classique à la place de notre playlist rock. »

Ceux qui cuisinent avec des produits qui viennent de l’autre bout du monde sont des chefs qui sont en manque cruel d’inspiration.
Florent Ladeyn

Électron libre
À la tête de l’auberge familiale depuis cinq ans, rien ne prédestinait pourtant cet électron libre à venir se ranger derrière les fourneaux. Plus adepte des bancs de l’école buissonnière que de ceux chauffés par les cours magistraux, il passe le plus clair de son temps sur le terrain de rugby, à courir derrière le ballon ovale. À bout de souffle, il passe finalement son bac littéraire en candidat libre. Une décision qui ne se fera pas sans contrepartie : « J’avais passé un deal avec mon père. En même temps, je devais faire la plonge à l’auberge. » Au fi l des jours, la corvée se transforme en récréation et c’est l’occasion pour Florent de faire ses premiers pas en cuisine. À la place de l’école d’art qu’il devait intégrer l’année suivante, c’est finalement à l’école hôtelière qu’il pointera présent. Peu attiré par la vie de palace, c’est là encore au côté de son père qu’il effectuera son premier stage. « À l’époque, nous faisions une cuisine d’estaminet où l’on servait aussi bien de la carbonnade flamande que du “potch”, et notre situation économique n’était pas dingue. »

Il décide alors de faire de son terroir son garde-manger.
© Anthony Florio
Les cuisines de L’Auberge du Vert Mont
Les cuisines de L’Auberge du Vert Mont
© Anthony Florio
Florent Ladeyn
Florent Ladeyn
© Anthony Florio
Florent Ladeyn fait appel à des fermiers qui travaillent en biodynamie et en permaculture, un gain de temps aussi bien en cuisine que pour l’environnement.
Florent Ladeyn fait appel à des fermiers qui travaillent en biodynamie et en permaculture, un gain de temps aussi bien en cuisine que pour l’environnement.
© Anthony Florio
L’Auberge du Vert Mont possède son propre puits dont l’eau est utilisée pour fabriquer du pain au levain maison.
L’Auberge du Vert Mont possède son propre puits dont l’eau est utilisée pour fabriquer du pain au levain maison.
Le chef en cuisine
Le chef en cuisine
© Anthony Florio
En cuisine avec Florent Ladeyn
En cuisine avec Florent Ladeyn
© Anthony Florio
L’Auberge du Vert Mont
L’Auberge du Vert Mont
© L’Auberge du Vert Mont
La salle de restaurant
La salle de restaurant
© L’Auberge du Vert Mont
Certains disent qu’ils font avec ce qu’ils ont, et bien nous, on fait avec ce que l’on est.
Florent Ladeyn

Nouveau départ
Conscient qu’il faut une nouvelle manivelle pour relancer la mécanique, c’est en Europe du Nord et plus précisément au Danemark qu’il va puiser son inspiration. « À Copenhague, les cuisiniers réalisaient leurs desserts avec des baies et du lichen qu’ils allaient cueillir le matin même. » À partir de là, il décide alors de faire de son terroir son garde-manger. Mais la rançon du succès, il la doit à ses deux maraîchers Bertrand Devienne et Dries Delanote, fermiers hipsters quine jurent que par l’agriculture en biodynamie et en permaculture. « Plutôt que de passer deux heures à éplucher tous mes légumes, à perdre 30 % de leur masse et à ensuite devoir acheter un composteur, j’ai fait le choix de payer 20 % plus cher pour soutenir une agriculture plus saine. De cette manière, j’ai juste à brosser mes légumes sous l’eau avant de les rôtir et je diminue ainsi ma quantité de déchets. » Annexée à cette dimension locavore, l’auberge possède aussi son propre puits grâce auquel, chaque jour, père et fils pétrissent leur pain au levain.

Asperge bio des dunes des Flamandes
© Anthony Florio

De la terre à l’assiette
Derrière les grandes baies vitrées de la salle à manger, poules, oies, canards, moutons et poney batifolent sous nos yeux, complétant ainsi le spectacle qui se déroule dans nos assiettes. Avec sa robe clinquante et son parfum fruité, cette allemande qui se glisse à ma table m’enfume dès la première gorgée. Mystérieux, ce personnage au caractère bien trempé tient à garder son identité secrète. Sa spécificité ? Elle se compose de malt d’orge fumé qui se fera ensuite dorer la pilule en cuve. Pour lui donner la réplique, une raviole de lichen – champignons ramassés le matin même – captive nos sens par son extrême tendreté. Accompagné d’un thé aux champignons, d’un œuf de poule et de quelques brins d’oxalis, le premier acte se termine dans les sous-bois. Personnage haut en saveurs, c’est autour de la vieille Geuze (Oude Geuze) de rentrer en scène. Dès le premier nez, son accent belge ne trompe pas. Issue d’un assemblage de lambics de trois millésimes différents, elle tranche par son acidité presque violente. Face à elle, le chou est loin de trembler comme une feuille. À ses côtés, aneth, lait battu et sandre lui apportent la prestance et le corps d’un chevalier. Escortés par une sauce hollandaise au beurre de homard, une pointe de vinaigre de sureau et de câpres, les salsifis font leur One Man Show. À peine sortis du four, ils n’ont pas le temps de prendre racine. À l’heure de l’entracte, c’est le pain au levain maison légèrement toasté qui vole la vedette au traditionnel pop-corn. Tartiné généreusement avec du beurre demi-sel de rouges flamandes du fermier Benoît Morel, je me laisse prendre au jeu, à mes risques et périls !

Acte 2. Rien ne va plus. Les éléments se défient : la terre et la mer tremblent pour réveiller nos papilles. Canard rosé et anguille fumée bousculent les codes. Contre toute attente, on échappe au tsunami. Pour mieux comprendre l’intrigue, on ne dit pas non à un petit flash-back. Que diriez-vous de piquer quelques frites dans un bol de maroilles fondu ? Enfin, comme dit l’adage, on garde le meilleur pour la fi n. Le sorbet coing, émulsion de yaourt et noisette nous rend totalement coin-coin. Clou du spectacle, Ladeyn s’attaque à Tatin. Disposées les unes sur les autres, les rondelles de pommes s’enlacent façon millefeuille. À côté de la sauce caramel, la glace au mélilot – légumineuse aux arômes de Tonka – chipe le premier rôle à l’épice star des vahinés. À cinquante euros les neuf plats, Florent Ladeyn signe un scénario qui tient la route. Bien loin des clichés de la cuisine du nord, trop riche et pas assez diversifiée, il nous livre une interprétation singulière, trait d’union d’une cuisine nordique et française qui se conçoit bien et s’énonce clairement. Ajoutez à cela le grain de folie de ce Viking rock’n’roll… indispensable, selon Marguerite Yourcenar, une autre fl amande, pour bâtir un destin.