On n’échappe pas à son destin. Même si Anne-Sophie Pic n’a pas toujours eu la cuisine en tête, elle l’a toujours eue dans le sang. Retour sur la vie d’une petite fille qui perpétue une légende initiée par son arrière grand-mère – elle aussi cuisinière – il y a plus d’un siècle déjà.
Le goût de la famille
« Je suis née dans cette maison, à Valence, à une époque où les cuisiniers vivaient sur place. Le restaurant de mon père, Jacques Pic, était mon univers. J’avais pour moi toute seule ou presque un terrain de jeu géant qu’il fallait laisser aux clients le temps d’un repas. Toute mon enfance a été rythmée par la cuisine. J’ai passé des heures derrière les fourneaux à sentir les odeurs et à chiper des langoustines sur le passe. Mon père me faisait régulièrement goûter des plats, sans pour autant me pousser dans le métier. Nous avons tissé une relation très forte autour des saveurs. C’était notre manière à nous de partager le plus de temps possible ensemble. La cuisine s’est imprimée au plus profond de moi sans que je ne m’en aperçoive puisque c’était mon quotidien. J’ai vraiment eu une enfance heureuse, avec des contraintes certes, mais j’en garde de merveilleux souvenirs. »
Petite fille j’étais très rêveuse. J’avais des envies de mode, de robes, de création.
Un destin (pas encore) tout tracé
« Petite fille j’étais très rêveuse. J’avais des envies de mode, de robes, de création. A tel point que j’en rêvais la nuit ! A l’adolescence, mon père m’a poussé à faire l’école hôtelière de Lausanne. Sauf qu’à ce moment précis, j’avais envie de tout sauf de ça ! Quelques années plus tard, mon choix était fait : je me lance dans des études de commerce. Deux ans de prépa HEC puis un master, j’ai obtenu un Bac + 5. Pour la première fois de ma vie j’ai pu couper le cordon avec ma famille et le restaurant. Avec le recul, je me rends compte que cette période m’a énormément apporté. J’ai pris mon envol, découvert de nouveaux horizons. Tout d’un coup le monde s’est ouvert à moi. Mes premiers voyages à l’étranger ont également été des évènements marquants. Par exemple, je suis partie six mois au Japon, quel choc ! C’est un pays qui m’a profondément touchée. C’est là-bas que j’ai expérimenté, en partie, une palette sensorielle infinie au niveau des goûts et des textures. L’occasion aussi de découvrir des nouveaux produits, dont personne ne parlait en France à l’époque, comme le combava. Ce n’est qu’à la fin de mes études que la fameuse question existentielle s’est posée : qu’est-ce que je vais faire ?! Je pensais peut-être à rejoindre le groupe LVMH, sans conviction profonde. Mais les hasards de la vie vous font prendre un autre chemin… »
Le point de départ pour arrivée
« En septembre 1992, alors que j’avais décidé de rentrer à Valence pour apprendre la cuisine, mon père est décédé. Ce fût un véritable coup dur car j’étais revenue à la maison pour me former à ses côtés. Je suis tout de même passée en cuisine mais la période n’était pas facile. J’étais éprouvée moralement et physiquement. Dans la famille comme dans les équipes, ce n’était pas facile. Le pilier, le repère n’était plus là. Il nous a fallu un certain temps d’adaptation. De mon côté, j’essayais de tenir mais personne ne m’expliquait les gestes et les techniques. J’avais pourtant soif d’apprendre. Et puis une place s’est libérée à la réception. J’ai changé de poste, fait autre chose. Un mal pour un bien, je n’étais pas encore prête à enfiler un tablier. En 1995, nouvel électrochoc, nous avons perdu la troisième étoile. Je ne pouvais pas laisser la maison Pic décliner comme ça ! Je me suis donc retroussé les manches et je suis retournée en cuisine. »
Tourner une page pour écrire la sienne
« J’ai appris, appris, appris. Puis j’ai eu le véritable déclic pour la cuisine, en 2000-2002. Je ne saurais pas l’expliquer. C’est une intuition très forte. J’ai senti que je maîtrisais les choses. J’étais à ma place tout simplement. Le fait d’être maman a joué un rôle tout aussi important. J’ai acquis dans la maternité une grande maturité, je me suis plus tournée vers l’essentiel. En 2007, deux ans après la naissance de Nathan, nous avons retrouvé la troisième étoile. Un moment fort et précieux. Ma cuisine s’est libérée d’un poids en quelque sorte. Longtemps, j’ai été complexée par le fait d’être autodidacte. Etre une femme avec une toque n’a pas toujours été simple non plus. Aujourd’hui, j’assume pleinement et je suis à l’aise avec ça. Le devoir de mémoire de la maison, de mon père, est passé après l’envie de me faire plaisir en cuisine. Si on n’a pas cette fièvre, cette passion qui vous anime, dans tous les cas ça ne peut pas fonctionner. »
© Arnaud Dauphin Photographie
© Arnaud Dauphin Photographie
La cuisine d’Anne-Sophie Pic : une fragrance gastronomique
Aller au restaurant n’est pas un acte anodin et ce n’est pas Anne-Sophie Pic qui dira le contraire. On se met à table en quête de plaisirs sensoriels. à travers sa cuisine, la seule femme trois étoiles en France souhaite toucher, transmettre des sentiments, procurer des émotions. En ce sens, la cuisinière mène un travail de réflexion sur les ingrédients afin de restituer au mieux leur essence. Dans le garde-manger on trouve des mets de luxe comme le bar ou le turbot bien sûr mais aussi et surtout des ingrédients du quotidien comme les carottes ou la betterave. La touche Anne-Sophie Pic pour charmer avec ces produits ? Composer des associations de goût comme l’on construit un parfum. C’est d’ailleurs le concept de son restaurant parisien La Dame de Pic. « Le parfum tient sur le même fil émotionnel, la même tension affective, la même fracture sensible, toutes choses que j’ai comprises dans le dialogue fructueux que j’entretiens avec Philippe Bousseton, parfumeur chez Takasago. Ensemble, nous imaginons des parfums fondés sur les accords de mes menus qui se structurent toujours autour de trois plats et un dessert, quatre variations donc autour de la première note. » Une maturité certaine et un style très affirmé qui s’est construit avec le temps. Les assiettes se dépouillent de plus en plus mais les saveurs se complexifient. Dans une sauce, Anne-Sophie Pic aime à combiner jusqu’à cinq goûts, tous parfaitement identifiables. Les nuances sont sensuelles, le visuel raffiné et les couleurs empreintes d’une harmonie naturelle. « J’ai une façon de construire un plat qui est initié par les saveurs. Lorsque j’ai commencé en cuisine, même sans maîtrise technique, j’allais instinctivement dans cette idée d’associer les goûts entre eux. Comment ça se révèle ? Comment ça fonctionne ? Les débuts ne sont pas évidents, on tâtonne et puis à force de réflexion et de travail on obtient de si jolies choses. »
Devenir cuisinier ce n’est pas choisir simplement un métier, c’est dédier sa vie au bonheur des autres…
Aujourd’hui on vient chez Pic uniquement pour elle, pour sa cuisine. La mémoire de son père n’est pas pour autant écartée. Les nostalgiques peuvent toujours se régaler d’un plat mythique : le bar de ligne au caviar, créé en 1971. Si certains le lui réclament c’est surtout pour l’un de ses plats signature que le monde entier se déplace : la betterave plurielle au café Blue Mountain. « J’utilise beaucoup le café depuis très longtemps. L’idée de réunir la betterave et le café est purement intuitive. Pour mes papilles, il était évident que ces deux saveurs marquées fonctionnent divinement ensemble. » Créatrice dans l’âme, Anne-Sophie Pic n’a de cesse de se renouveler, de chercher la nouvelle association qui fera vibrer le palais. « J’ai très envie de mener un travail sur les viandes. Elles permettent moins de fantaisie qu’un coquillage ou qu’un poisson mais c’est justement ça qui me plaît. Je travaille actuellement sur le bœuf, certainement avec du Fin Gras du Mézenc. Tout est déjà parfaitement orchestré dans ma tête : fumé au café arabica, poivre maison, cannelle et réglisse. Avec mon équipe, il nous reste quelques ajustements mais ce plat réunit tout ce que j’aime. »
La suite de l’histoire ? La cuisinière a fait ses preuves, réalisé de nombreux rêves. Quant au fin mot, rien n’est encore écrit. « Mon fils Nathan, est un fin gourmet. Il connaît les variétés de légumes, il veut toujours me cuisiner des choses, il a un palais déjà très affûté du haut de ses huit ans…. Jamais je ne l’obligerai à prendre les rênes de la maison. C’est une mission très lourde à porter. Devenir cuisinier ce n’est pas choisir simplement un métier, c’est dédier sa vie au bonheur des autres… »
© Photo Ginko
© Arnaud Dauphin
Les goûts et les couleurs
d’Anne-Sophie Pic
A&G : Une qualité qui vous caractérise ?
Anne-Sophie Pic : je suis humaine.
Un défaut ?
Un peu soupe au lait !
Votre livret de chevet en ce moment ?
Un gros pavé de Romain Sardou, un roman historique.
Vos vacances idéales ?
Avec mon mari et mon fils, n’importe où.
Amatrice d’art ?
Je le suis par procuration puisque mon mari l’est. J’y suis sensible mais je ne suis pas une grande connaisseuse.
Une personnalité que vous aimeriez rencontrer ?
Le Dalaï-Lama pour sa spiritualité.
Le film que vous avez déjà vu 50 fois ?
Out of Africa.
Vous ne sortez jamais sans ?
Mon petit carnet. Je vérifie toujours où je l’ai posé dernièrement. D’ailleurs où est-il ?!
Un groupe de musique qui tourne en boucle ?
Abba ! Sinon j’aime Aznavour et Michel Berger.
Un objet porte-bonheur ?
Un peigne japonais en buis. Il est magique, il démêle les cheveux tout de suite et il sent bon !
L’incontournable de votre dressing ?
Une jolie robe.
Un autre métier que vous auriez aimé exercer ?
Créatrice de mode.
© Stéphane Asseline
Les établissements Pic
© Serge Chapuis
La maison Pic
Il y a comme un petit parfum du sud avec les rayons de soleil qui commencent à se faire plus soutenus. Une fois à Valence, aux portes de la Drôme et de la Provence, les vacances ne semblent jamais très loin. On s’arrête à la maison Pic pour faire une escale sur le chemin ou pour une occasion spéciale. Avenue Victor Hugo, la grande bâtisse dresse une façade sobre et élégante. Ce n’est qu’une fois à l’intérieur que les murs parlent. Ils sont imprégnés d’une histoire, les photos de famille affichent les moments importants d’une vie rythmée par les couteaux, les tabliers et les coups de feu. Au sol, la moquette épaisse s’enfonce sous les pas feutrés des convives qui avancent vers leur table. Ils se lovent dans de confortables fauteuils ou dans des canapés moelleux dont il semble impossible de s’échapper. L’atmosphère est intime et délicate. Les yeux s’écarquillent, admirent le formidable lustre en cristal qui reflète la lumière, ses pampilles sont comme des bijoux qui scintillent. Les verres finement ciselés en Baccarat sont autant de petites touches de rappel. A l’arrivée des assiettes, les visages s’illuminent. La vaisselle toujours sobre laisse place à l’harmonie des couleurs et au plaisir des yeux. Avec un peu de chance, l’expérience se prolonge pour une nuit sur place. La décoration des chambres, signée Bruno Borrione, joue avec les matières nobles et les volumes graphiques parés de blanc, d’argent et de nuances propices au repos. Une parenthèse à part.
© Arnaud Dauphin Photographie
L’éPICerie et l’école de cuisine Scook
A Valence toujours, l’épicerie est le lieu permettant de retrouver les plaisirs de la maison Pic de manière plus accessible et décontractée. Les bons petits plats s’emportent, les bons produits se dénichent sur les étagères abondamment remplies. Dans son école de cuisine baptisée Scook, contraction de cook et de school, Anne-Sophie Pic propose des cours pour apprendre ou réapprendre la cuisine. « Au moment où je réalisais ce rêve insensé – obtenir la troisième étoile dans le restaurant familial – je me suis aussi engagée sur un chemin personnel qui veut inviter les femmes et les hommes à retrouver le sens de la cuisine, les gestes, les goûts, les audaces, les intuitions. »
© Eric Morin
Le bistrot le 7
Voisin immédiat du restaurant gastronomique, le bistrot chic le 7 célèbre tous les codes de la mythique route nationale qui relie Paris à Menton. Ici et là les détails sont autant de clins d’œil à la signalétique routière. Il y a comme un air de nostalgie, des souvenirs d’échappées belles vers la Côte d’Azur, un semblant d’âme d’une époque révolue qui plane sur les lieux, pourtant créés de toutes pièces. Tables en ardoise, verres rouges, cuisine ouverte, terrasse ombragée, tous les ingrédients sont réunis pour un arrêt salvateur après des heures de route.
La Dame de Pic
La Dame de Pic est la nouvelle carte à jouer du chef. Etablissement avec sa propre identité, il n’est en rien une copie du restaurant de Valence mais un avant-goût de ce qu’il s’y passe. Quelques mois après son ouverture, fin 2012, il a obtenu une étoile au guide Michelin. « Tous les sens sont sollicités chez La Dame de Pic. Le parfum dessine une première dégustation olfactive, et la cuisine, la dégustation en soi. J’ai souhaité à travers cette alliance donner le temps d’éveiller les sens, le temps de rêver, le temps de profiter de ce moment de création. »