A l’heure où certains parlent avec leurs légumes, lui a fait le choix de dialoguer avec ses pigeonneaux. Elevés aux petits oignons, Philippe Delaunay en a fait un met d’exception. Rencontre avec un éleveur-cupidon.

Fin, juteux et moelleux, le pigeonneau est au même titre que l’agneau ou le veau de lait, un met raffiné. Apprécié pour sa chair tendre, il sera la chasse gardée de la cour royale jusqu’à la prise de la Bastille. Bien que démocratisé par la nouvelle aristocratie, son élevage périclitera petit à petit jusqu’à disparaître du fait d’un manque de connaissance de l’animal. Il faudra alors attendre la seconde moitié du XIXème siècle, sous l’impulsion d’Auguste Escoffier et de Jules Gouffé pour le voir renaître de ses cendres. S’il est aujourd’hui recherché par les plus grands chefs, il fût pendant longtemps considéré comme une viande sèche et peu ragoûtante. Soucieux de faire changer les mentalités, Alexandre Bourdas fait alors appel à Philippe Delaunay. En l’espace de dix ans, le chef du Sa.Qua.Na a mitonné le pigeonneau de l’éleveur de mille et une façons sans jamais se lasser. « Les pigeonneaux de Philippe ont la particularité d’être très sucrés et très doux. Ils combinent la typicité d’une viande rouge avec la douceur d’une volaille. » Afin de percer les secrets de ce produit d’exception, c’est au Croisilles, petite bourgade de la Suisse Normande que nous nous rendons, avec au programme, une immersion au cœur d’un élevage plus que trentenaire. Visite en compagnie de Philippe Delaunay.

Philippe Delaunay et Alexandre Bourdas
Philippe Delaunay et Alexandre Bourdas
© Arnaud Dauphin Photographie
Les pigeons de Philippe Delaunay
Les pigeons de Philippe Delaunay
© Arnaud Dauphin Photographie

IN VITRO

C’est à quelques mètres de sa maison à peine que Philippe Delaunay bichonne ses mille couples de pigeons qui lui donnent chaque année près de dix-mille quatre-cent pigeonneaux. Elevés en plein-air, au plus près de leur habitat naturel, ces pigeons-là sont bien loin de ceux qui envahissent nos gouttières parisiennes. Presque attachants, ils vivent une vie sans stress ni prédateurs. Chaque matin, c’est le rituel, Philippe Delaunay vient vérifier si pendant la nuit, les pigeonnes ne lui auraient pas pondu quelques œufs d’or avant de leur donner quelques friandises. Si ces gestes font aujourd’hui partie de son quotidien, c’était loin d’être le cas il y a trente ans. Titulaire d’une formation agricole, c’est durant deux années passées dans le Sahel burkinabé que le français décide de s’intéresser à l’élevage de pigeon pour l’implanter dans sa région natale. « Je ne voulais pas me lancer dans l’élevage de vaches ou bien dans la culture du blé car tout le monde le faisait déjà. A l’époque, les cheptels de pigeons étaient rares et cet animal très peu connu.», nous précise Philippe Delaunay. S’il a bel et bien la fibre animale, le normand ne possède en revanche aucune terre, ni exploitation. Grâce aux aides accordées aux jeunes agriculteurs, il achète quelques pigeons qu’il installe sur le terrain situé face à sa maison. Véritable autodidacte, il décide de ne dépendre de personne. « Ma démarche était de créer un élevage qui me permettait d’être libre. Le pigeon était l’animal idéal puisqu’il se nourrit selon ses besoins et se reproduit de manière naturelle. » En dehors des méthodes de reproduction naturelles, il n’existe pas de méthode industrielle capable d’incuber des œufs fécondés de pigeonneaux. De la même manière que les humains, les pigeons élèvent leurs petits au rythme de leurs humeurs. En couple, ils pondent, couvent et nourrissent leur progéniture alternativement. Sensibles à bon nombre de stimuli extérieurs, le stress est l’ennemi numéro un du volatile, « le bruit d’un avion, d’une buse qui chasse et même la mauvaise humeur d’un éleveur peuvent déclencher un phénomène de stress intense chez l’animal », d’où l’importance de préserver un cadre calme et routinier.

Les pigeonneaux de Philippe ont la particularité d’être très sucrés et très doux. Ils combinent la typicité d’une viande rouge avec la douceur d’une volaille
Alexandre Bourdas

LA COURSE AUX CHAMPIONS

Devant nous, chaque couple de pigeons occupe un appartement composé d’une terrasse et de deux nids de manière à ce qu’ils puissent couver et élever simultanément. Si chaque couple est capable de se reproduire, tous n’auront cependant pas les mêmes capacités. C’est pour cela que Philippe Delaunay donne un léger coup de pouce à dame nature en aidant chaque pigeon à trouver sa moitié. Cela commence d’abord par un habitat adapté à ses besoins. En effet, chaque parquet -sorte de grand immeuble surélevé dans lequel sont disposés vingt-quatre appartements- possède un toit composé d’une taule translucide ainsi que d’une surface grossièrement grillagée qui permet à l’animal de prendre la pluie et de sécher son pelage sous les rayons du soleil. Si le pigeon a la réputation d’être fidèle, il a aussi celle d’être bagarreur. « De manière à aider certains d’entre eux à garder leur appartement, je place un grillage afin que la surface à surveiller soit plus petite car s’il y a un dominé, il sera alors délogé. » Afin de renouveler son cheptel reproducteur, Philippe Delaunay sélectionne, en complément de ceux choisis sur son propre élevage -selon les performances génétiques de leurs parents- des pigeons de type Mirthys Colorés, souche issue du centre EuroPigeon.

Philippe Delaunay
© Arnaud Dauphin Photographie

« Je suis toujours parti du principe de nourrir mes pigeons comme je le fais pour moi, c’est-à-dire sainement et sans produits chimiques. »

Philippe Delaunay

 

 

TOUCHÉ EN PLEIN COEUR

Avant de rejoindre en couple son appartement définitif, chaque pigeon « célibataire »
se retrouve dans une jungle destinée à faire des rencontres. « Vers l’âge de 6-7 mois, les pigeons choisissent leur futur compagnon. Lorsque le couple s’est formé, je le déplace de nuit -afin de limiter le stress- dans un appartement similaire à celui qu’il a choisi dans le parquet d’accouplement. » Si l’éleveur a bien joué les cupidons, le couple devrait pondre en moyenne, deux œufs toutes les cinq semaines. Si ce n’est pas le cas, à lui de trouver les causes qui ternissent les performances de son poulain. En effet, le pigeon étant un animal muet, chaque geste peut avoir une influence sur l’état de santé physiologique de ce dernier. Abandon de nid, œuf clair, présence d’un seul œuf au lieu de deux, peuvent faire partie des signes avant-coureurs d’un problème sanitaire. Afin d’éviter aux parasites de prendre le dessus, les oiseaux sont soumis à une cure de phytothérapie-aromathérapie et d’homéopathie. Diluées dans l’eau, les huiles essentielles renforcent les défenses de l’organisme, aident à lutter contre la fatigue, drainent le foie et stimulent aussi bien la croissance que l’activité sexuelle. Dans certains cas spécifiques, la reproduction peut être bloquée par des paramètres psychologiques. Et oui, comme nous les pigeons peuvent avoir des problèmes de couple ! Dans ce cas, il est possible d’émettre un stress positif en éloignant le mâle de la femelle pendant quelques jours. Si la formule est concluante, un pigeonneau sortira de sa coquille dix-huit jours plus tard. S’il pèse à peine 15 g à la naissance, ses parents ne tarderont pas à l’épaissir jusqu’à ce qu’il atteigne le poids final de 600 g et ce, en l’espace d’un mois.

Les pigeons de Philippe Delaunay
© Arnaud Dauphin Photographie
Philippe Delaunay et Alexandre Bourdas
Philippe Delaunay et Alexandre Bourdas
© Arnaud Dauphin Photographie

UNE PORTION XXL

Contrairement à ses parents, le pigeonneau ne sort jamais du nid. Durant les premiers jours de sa vie, il est exclusivement nourrit de « lait de jabot », un lait très riche composé de sels minéraux, de protéines et de graisse. Fabriqué par la falle du pigeon, il est aspiré bec contre bec par la progéniture. A compter du onzième jour, le régime alimentaire s’enrichit avec un mélange de blé, de maïs, de charbon de bois et de petits-pois séchés prédigérés. A partir de-là, le gésier se muscle pour pouvoir accueillir la nourriture entière qui lui sera donné durant les dix derniers jours de sa vie. Si les pigeonneaux sont entièrement dépendants du régime alimentaire de leurs parents, les pigeons eux, s’alimentent au gré de leurs besoins puisque la nourriture est située en libre-service. Au menu, céréales de la région (maïs séché à basse température, blé, etc.), soja et petits-pois secs -représentant la moitié du repas- forment la ration de base. Ajoutez à cela un peu d’argile verte et de charbon de bois pour la flore, de la tourbe alimentaire pour abaisser le Ph des intestins, des coquillages et du maërl -une algue marine- riche en calcium et en oligo-éléments. « Je suis toujours parti du principe de nourrir mes pigeons comme je le fais pour moi, c’est-à-dire sainement et sans produits chimiques. » Chaque année, ce sont près de soixante kilos de nourriture qui sont consommés par couple de pigeons, dont les trois quarts sont ensuite octroyés à la croissance des pigeonneaux. Enfin, dans le but d’accélérer leur prise de poids, des grains de maïs sont distribués jusqu’à quatre fois par jour de manière à stimuler l’appétit des pigeons, « c’est un peu comme le picotin d’avoine ».

LE REPOS DU GUERRIER

Après une vie passée à être chouchouté, le pigeonneau s’envole vers d’autres horizons. En l’espace d’un instant, ses muscles se raidissent, il abat son dernier souffle. Nourrit jusqu’au moment fatidique, il confirme son statut de bon vivant qui vit l’instant présent. Nettoyé, manucuré, épilé et lustré, il montre son plus beau profil à celui qui saura lui préparer la plus belle fête.

"Je suis toujours parti du principe de nourrir mes pigeons comme je le fais pour moi, c’est-à-dire sainement et sans produits chimiques."
Philippe Delaunay