L’invité
Avec son jardin à la française, ses douves, jadis remplies par les eaux-vives de la Vouge, ses armoiries et son entrée marquée par le franchissement d’un ancien pont-levis, le château de Gilly possède encore tous les stigmates d’un château fort. Sur la piste de stationnement désormais, les calèches ont disparu au profit de chevaux motorisés. Garée en épi, une carriole débarquée du Vaucluse a élu domicile aux abords de la demeure. Voilà déjà un an et demi qu’elle sillonne les routes de la Bourgogne, conduite par un globe-cooker qui a posé ses couteaux dans les cuisines du restaurant, Le Clos Prieur.
Artiste en herbe
A quarante-cinq ans, Franck Paget fait ronronner ses fourneaux pour faire frissonner les papilles de ses hôtes. S’il goûte aujourd’hui à la vie de château, ce fils d’électricien était pourtant bien loin, de s’imaginer un jour, rejoindre la fine fleur de la gastronomie. Très bonne cuisinière, c’est aux côtés de sa maman qu’il fait ses premiers pas derrière les fourneaux. Tians, tartes et quiches provençales n’ont aucun secret pour lui. « À six ans, j’avais déjà essayé toutes les sortes de pâtes. » Agile avec ses mains, le garçonnet aime broyer, malaxer et pétrir à l’image d’un sculpteur qui dompte la matière. Artiste en herbe, il sera plus attiré par la philosophie et la poésie littéraire que les formules mathématiques. Plutôt bon élève que bonnet d’âne, il se hisse jusqu’au secondaire sans difficultés. Seulement voilà, un évènement va bouleverser la suite de ce parcours bien huilé.
Jour 1, renaissance
Agé de soixante ans son aîné, son grand-père quitte la terre pour d’autres horizons. Pour Franck Paget, ce sera le premier jour du reste de sa vie. Il plaque tout et décide d’apprendre un métier tout de suite. Contrairement à son aïeul, pâtissier-chocolatier-confiseur, il sera quant à lui cuisinier. D’Orange, sa ville natale, il met le cap à l’ouest direction Béziers pour passer son BEP. En plus de la cuisine, il y découvre aussi le rugby, véritable sport national, « pendant deux ans, je me suis retrouvé en internat avec une section sport-étude rugby. Si la cohabitation était éclectique, elle n’était cependant pas toujours évidente. » À la fin de sa formation, Franck Paget n’a qu’une idée en tête : intégrer l’école hôtelière de Thonon-les-Bains. Même s’il s’agit du meilleur élément de sa promo, la tâche n’est pas gagnée pour le petit provincial.
Sa rigueur et sa détermination lui ouvrent les portes d’un autre monde. Ici, pas question d’avoir égaré son rasoir ou d’afficher un piercing bien saillant le long de l’arcade ou de la lèvre supérieure. À l’école des bonnes manières, le jeune garçon y apprend la précision, la constance mais aussi la souplesse qui lui permettront de décrocher un stage dans l’une des brigades les plus en vue, après avoir rejoint les rangs de l’école Ferrandi. « Au cours de mon cursus, l’un de mes professeurs me dit que je suis le seul à pouvoir rejoindre la brigade de Joël Robuchon. Certains étaient peut-être meilleurs que moi au point de vue culinaire mais j’avais cette flexibilité et cette force mentale qu’ils n’avaient pas. »
En cuisine, c’est la grosse artillerie : vingt-cinq cuisiniers s’affairent pour le double de couverts. Les poulardes de Bresse sont désossées et mijotées pour n’en récupérer que le gras de cuisse qui sera servi avec un foie gras poêlé entier. Sans oublier la fameuse purée Robuchon au goût de noisette. Pour la corvée de patates, tout le monde s’y met afin qu’une fois cuites, elles ne cordent pas. Passée au tamis de soie, la pulpe est ensuite généreusement beurrée avant d’être liée avec du lait chaud. Au-delà de la dureté et de la pression qui entoure cette expérience, Franck Paget décèle une grande sensibilité chez ces cadors des fourneaux.
J’ai revu Joël Robuchon quinze ans après et il m’a reconnu. Il s’est souvenu de mon prénom alors qu’à l’époque, on ne m’appelait pas Franck mais Ferrandi. Derrière ce côté militaire, c’est quand même l’humain qui prime.» Après six mois passés chez Antoine Westermann (Drouant, Paris 02), vient l’heure du service civique. Il sera alors réquisitionné par un général au sein du Cercle National des Armées. Plus souvent dans les musées qu’en cuisine, il en profite pour assouvir une autre de ses passions, la peinture. Le musée d’Orsay où il contemple l’Eglise d’Auvers-sur-Oise de Van Gogh devient sa seconde maison. Les grands établissements continuent ensuite de se succéder : L’hôtel Negresco, Christian Têtedoie à Lyon, Alain Ducasse à La Grande Cascade et au Jules Verne, Jean-François Rouquette au Hyatt Regency Madeleine et à l’hôtel La Bourdonnais où il reçoit tout le gratin médiatico-politique du très chic 7ème arrondissement de la capitale. Après avoir réalisé qu’il passait l’équivalent de vingt-quatre jours par an dans les transports parisiens, il décroche son premier poste de chef à Evian. « Je travaillais dix-huit heures par jour, j’avais deux téléphones et on m’appelait de jour, comme de nuit. » C’est alors en Suisse qu’il se ressourcera, au sein de l’hôtel Palafitte à Neuchâtel.
Bienvenue en Bourgogne
Désireux de revenir dans l’hexagone, c’est par pur hasard qu’il atterrit au Château de Gilly. Exit le rythme infernal dicté par la vie citadine, il prend le temps d’élaborer une cuisine qui lui ressemble. Loin du bling-bling et des dressages chics tirés à quatre épingles, il nous livre un tableau faussement mal rangé à l’image de l’un de ses idoles, Jackson Pollock, peintre américain précurseur du Street Art. Les petites aspérités qui se glissent dans notre assiette révèlent une personnalité sincère et généreuse. « Cuisiner, c’est se mettre à nu finalement. Il ne sert à rien de vouloir se travestir ou de suivre une mode. » Pour Franck Paget, la cuisine n’appartient pas à un seul courant : nordique, classique, ou moléculaire… Mais s’associe plutôt à l’image d’une pensée cartésienne. « La cuisine gastronomique n’existe pas. Pour moi, elle est soit bonne, soit mauvaise. Le plus important est que le plat soit servi à la bonne température, que les assaisonnements soient exacts et que la cuisson soit juste. »
Au menu, le velouté de butternut parfumé à l’huile de truffe et garni de morceaux de chou-fleur surprise ouvre l’appétit. Entourée de Kadaïfs – cheveux d’anges libanais – la lotte nous emmène au Moyen-Orient, accompagnée d’une sauce au curry et d’un crémeux au potimarron pour un effet sucré-salé. Tout juste rosé, le filet de canette de l’Ain, agrémenté d’une royale de girolles et d’une sauce à la figue noire de Solliès se conjugue parfaitement avec la saison de la chasse. Sans oublier le filet de bœuf charolais, sa crème de Brillat-Savarin et de Chardonnay et sa purée de pommes de terre aux truffes de Bourgogne pour les viandards du cru. Enfin, côté sucré, les parfums exotiques nous emmènent loin de la Bourgogne avec à la carte, un sablé aux épices, une sphère chocolat lait-gingembre, un cœur coulant passion et un sorbet ananas-mangue.
Artiste du goût, Franck Paget se méfie des paillettes trop brillantes. Plus que le talent, la cuisine est avant tout, pour lui, une affaire de travail sans lequel le succès n’aurait pas la même saveur.
L’Établissement
S’il regroupe aujourd’hui un hôtel de 48 chambres, un restaurant et un bar, le château de Gilly accueille ses premiers hôtes en 1988 après une large période de travaux et de rénovations entrepris par Renée Traversac, fondateur du groupe hôtelier les Grandes Etapes Françaises et actuel propriétaire des lieux. Ancienne résidence des abbés de Cîteaux, cette demeure cistercienne se transformera au fil des siècles, en passant d’un prieuré à un véritable château fort. A l’intérieur de la bâtisse, les clins d’œil historiques restent nombreux à commencer par l’architecture édifiée par l’abbé Jean de Bussière et parachevée par Pierre de Nivelle au 16ème siècle. Avec son plafond formé d’ogives, la salle à manger du restaurant « Le Clos Prieur » -ancien cellier des moines – demeure l’un des plus beaux édifices gothiques de la région. Accessible le temps d’un repas ou d’un café, la cuisine médiévale impressionne quant à elle avec la taille de ses deux cheminées dont l’une fonctionne encore, lors des gelées hivernales.
Château de Gilly
21640 Gilly-les-Citeaux
Tél. 03 80 62 89 98
www.chateau-gilly.com